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QUI SONT LES PEUPLES AUTOCHTONES ? DOCUMENT DE TRAVAIL DE MME ERICA-IRENE A DAES SUR LE LIEN ET LA DISTINCTION ENTRE LES DROITS DES PERSONNES APPARTENANT A DES MINORITES ET CEUX DES PEUPLES "AUTOCHTONES" Source : Nations Unies, Commission des droits de l'homme Juillet 2000 |
Introduction
1. Dans sa resolution 1999/23 (par. 4), la Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l'homme a decide de charger Mme Erika-Irene Daes et M. Asbj ø rn Eide de rediger un document de travail, sans incidences financieres, sur le lien et la distinction entre les droits des personnes appartenant a des minorites et ceux des peuples autochtones en vue de le soumettre aux prochaines sessions du Groupe de travail sur les minorites et du Groupe de travail sur les populations autochtones, ainsi qu'a la Sous-Commission a sa
cinquante-deuxieme session.
I. DOCUMENT ETABLI PAR M. ASBJ Ø RN EIDE
Categories de droits : Quelques observations liminaires
2. Bien que le present document traite des droits specifiques aux minorites et aux populations autochtones, il est utile de le placer dans un contexte plus large, en reconnaissant qu'il y a quatre categories de droits a prendre en consideration :
a) Les droits fondamentaux universels reconnus a tous, tels qu'ils sont enonces dans la Declaration universelle des droits de l'homme et developpes dans les instruments ulterieurs, notamment dans les deux Pactes internationaux de 1966. Tous ces droits sont des droits individuels;
b) Les droits complementaires propres a des personnes appartenant a des minorites nationales ou ethniques, religieuses ou linguistiques, tels qu'ils sont enonces a l'article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dans la Déclaration sur les droits des personnes appartenant a des minorites nationales ou ethniques, religieuses ou linguistiques ("Declaration sur les minorites") et dans plusieurs instruments regionaux traitant des droits des personnes appartenant a des minorites. Ces droits sont enonces en tant que droits des personnes, et par consequent en tant que droits individuels. Les Etats sont neanmoins tenus a certaines obligations envers les minorites considerees comme des collectivites;
c) Les droits speciaux des peuples autochtones et des personnes autochtones, tels qu'ils sont enonces dans la Convention de l'OIT concernant les peuples indigenes et tribaux dans les pays independants (No 169) et – sous reserve et a compter de son adoption – dans le projet de Declaration sur les droits des peuples autochtones ("declaration sur les peuples autochtones") adopte en 1993 par le Groupe de travail sur les populations autochtones et soumis maintenant a l'examen de la Commission des droits de l'homme. La plupart de ces droits sont des droits appartenant a des groupes (a "des peuples") et sont donc des droits collectifs;
d) Les droits des peuples, tels qu'enonces a l'article premier commun des deux Pactes internationaux de 1966, qui sont uniquement des droits collectifs.
Analogies et differences entre les categories de droits
3. Categorie a). Les droits fondamentaux universels enumeres dans la Declaration universelle et developpes dans d'autres instruments sont des droits fondamentaux individuels et peuvent etre revendiques par chacun, y compris par les personnes appartenant a des minorites, a des peuples autochtones et a d'autres peuples. Ils constituent la base du systeme des droits de l'homme. Ils reposent sur les deux principes fondamentaux enonces dans la Declaration universelle : a l'article premier (tous les etre humains naissent libres et egaux en dignite et en droits) et a l'article 2 (chacun peut se prevaloir de tous les droits et de toutes les libertes proclames dans la Declaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation). Font partie des droits individuels, le droit a l'integrite de la personne, la liberte d'action, les droits a un proces equitable, les droits politiques, et les droits economiques, sociaux et culturels. Leur principale fonction est d'assurer l'integration sociale dans des conditions d'egale dignite pour tous.
4. Categorie b). Les droits des personnes appartenant a des minorites procedent des droits fondamentaux enonces dans la Declaration universelle et completent ces droits. C'est l'idee exprimee par la Declaration, a l'article 8.2, dans les termes suivants : "L'exercice des droits enonces dans la presente Declaration ne porte pas atteinte a la jouissance par quiconque des droits de l'homme et des libertes fondamentales universellement reconnus."
5. Les droits specifiques des droits des personnes appartenant a des minorites nationales ou ethniques, religieuses ou linguistiques comprennent le droit de jouir de leur propre culture; de professer et de pratiquer leur propre religion; d'utiliser leur propre langue, en prive ou en public, librement et sans ingerence (Pacte international relatif aux droits civils et politiques, art. 27; Declaration sur les minorites, art. 2.1); de participer pleinement a la vie culturelle, religieuse, sociale, economique et publique (Declaration sur les minorites, art. 2.2); de prendre une part effective, au niveau national et, le cas echeant, au niveau regional, aux decisions qui concernent la minorite a laquelle elles appartiennent ou les regions dans lesquelles elles vivent (ibid., art. 2.3); de creer et de gerer leurs propres associations (ibid., art. 2.4); d'etablir et de maintenir des contacts libres et pacifiques avec d'autres membres de leur groupe et avec des personnes appartenant a d'autres minorites, ainsi que des contacts au-dela des frontieres avec des citoyens d'autres Etats auxquels elles sont liees par leur origine nationale ou ethnique, ou par leur appartenance religieuse ou linguistique (ibid., art. 2.5). Ces droits peuvent etre exerces par des personnes appartenant a des minorites, individuellement aussi bien qu'en liaison avec les autres membres de leur groupe, sans aucune discrimination, et les personnes appartenant a des minorites ne doivent souffrir en aucune facon du fait qu'elles exercent ou n'exercent pas les droits enonces dans la Declaration (ibid., art. 3).
6. Categorie c). Les droits specifiques aux peuples autochtones et aux membres des peuples autochtones (ou indigenes) sont enonces dans la Convention de l'OIT No 169. Des droits plus etendus sont proposes dans le projet de declaration sur les peuples autochtones qui a ete presente a la Commission des droits de l'homme par la Sous-Commission en 1994 et qui est en cours d'examen a la Commission en vue de son eventuelle adoption ulterieure par l'Assemblee generale.
7. La Convention de l'OIT No 169 et le projet de declaration sur les peuples autochtones reconnaissent le fondement des droits fondamentaux individuels. Aux termes du projet de declaration sur les peuples autochtones (art. 1er), les peuples autochtones ont le droit de jouir pleinement et effectivement de l'ensemble des droits de l'homme et des libertes fondamentales reconnus par la Charte des Nations Unies, la Declaration universelle des droits de l'homme et le droit international relatif aux droits de l'homme. Il y a une disposition correspondante dans la Convention de l'OIT (art. 3).
8. Les droits specifiques des peuples autochtones enonces dans la Convention de l'OIT et dans le projet de declaration sur les peuples autochtones presentent d'importantes differences par rapport aux droits enonces dans la Declaration sur les minorites. C'est sans doute la formule suivante qui rend le mieux compte de cette difference : alors que la Declaration sur les minorites et les autres instruments concernant les personnes appartenant a des minorites visent a assurer un espace de pluralisme dans la vie commune, les instruments relatifs aux peuples autochtones ont pour but de permettre un haut degre de developpement autonome. Si la Declaration sur les minorites met d'abord l'accent sur la participation effective a l'ensemble de la societe dont la minorite fait partie (art. 2.2 et 2.3), les dispositions concernant les peuples autochtones ont pour but une devolution de pouvoir en faveur de ces peuples pour leur permettre de prendre leurs propres decisions (voir la Convention No 169, art. 7 et 8; et le projet de declaration sur les peuples autochtones, art. 4, 23 et 31). Dans le projet, le droit a la participation a l'ensemble de la societe n'a qu'une importance secondaire et est exprime sous forme de droit "facultatif". Les peuples autochtones ont le droit de participer pleinement s'ils le souhaitent, suivant des procedures qu'ils auront determinees, a l'elaboration des mesures legislatives ou administratives susceptibles de les concerner (projet de declaration sur les peuples autochtones, art. 19 et 20). L'hypothese sous-jacente doit etre que la participation a l'ensemble de la societe n'est pas necessaire des lors qu'ils ont tout pouvoir pour prendre euxmemes les decisions les concernant.
9. Les differences observees en ce qui concerne les droits sur les terres et sur les ressources naturelles sont un aspect tres voisin. Ces droits sont absents de la Declaration sur les minorites, mais constituent des elements essentiels de la Convention de l'OIT (art. 13 a 19) et du projet de declaration sur les peuples autochtones (art. 25 a 30). On pourrait mentionner d'autres exemples pour expliquer la difference fondamentale, la difference de nature, qu'il y a entre les droits des personnes appartenant a des minorites et les droits des peuples autochtones. Cette difference decoule logiquement de l'idee essentielle qui est que les instruments relatifs aux minorites concernent les droits de personnes (en tant qu'individus), alors que les instruments relatifs aux autochtones concernent les droits de peuples.
10. Categorie d). Quel est le lien entre les droits des minorites et les droits des peuples autochtones, d'une part, et les droits des peuples a disposer d'eux-memes enonces a l'article premier commun des Pactes internationaux de 1966, de l'autre ? Pour les droits des personnes appartenant a des minorites, la reponse est simple : les instruments pertinents ne reconnaissent pas le droit a l'autodetermination de groupe (autodetermination collective). Les droits des personnes appartenant a des minorites sont des droits individuels, meme si, dans la plupart des cas, ils ne peuvent etre exerces qu'en liaison avec d'autres. L'obligation de l'Etat de proteger l'identite des minorites peut, cependant, comporter une obligation d'accepter et d'encourager des conditions favorisant un certain degre d'autonomie non territoriale sur les questions religieuses ou linguistiques ou des questions culturelles plus larges. La participation effective des minorites peut etre facilitee par la devolution territoriale dans le respect de principes democratiques, non ethniques, mais les instruments pertinents applicables aux minorites n'imposent pas aux Etats d'obligation de transfert d'autorite sur une base territoriale.
11. La question des droits des peuples autochtones est a l'ordre du jour. S'agit-il de "peuples" au sens de l'article premier commun des deux pactes internationaux ? Dans l'affirmative, ils devraient pouvoir determiner librement leur politique et assurer librement leur developpement economique, social et culturel, et disposer librement, a leurs propres fins, de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, sans prejudice des obligations qui decoulent de la cooperation economique internationale, fondee sur le principe de l'interet mutuel et du droit international.
12. La controverses sur cette question n'est pas encore close. Si la Convention de l'OIT No 169 utilise le terme "peuples", elle souligne, a l'article 1.3, que l'emploi de ce terme ne peut en aucune maniere etre interprete comme ayant des implications de quelque nature que ce soit quant aux prerogatives qui peuvent s'y attacher en vertu du droit international. De toute evidence, il s'agissait d'eviter que "peuples" serve d'excuse pour revendiquer une secession territoriale. Le projet de declaration sur les peuples autochtones va beaucoup plus loin : il propose, a l'article 3, que les peuples autochtones aient le droit de disposer d'eux-memes et, en vertu de ce droit, determinent librement leur statut politique et assurent librement leur developpement economique, social et culturel. Cette formule, qui repose sur l'article premier commun des Pactes internationaux, est l'un des elements les plus controverses du projet de declaration. Elle a fait l'objet de discussions depuis que le projet a ete transmis a la Commission des droits de l'homme.
13. Un long debat a eu lieu a la derniere session du Groupe de travail de la Commission cree pour examiner le projet de declaration. Les representants des groupes autochtones se sont prononces en faveur d'un droit integral a 'autodetermination, meme si cela ne signifiait pas necessairement que ce droit serait invoque pour se separer des Etats dont ces peuples faisaient aujourd'hui partie. Les representants des gouvernements se sont opposes a l'inclusion du droit a l'autodetermination ou se sont efforces de lui donner un sens plus restreint que l'interpretation qui en etait faite dans le contexte de la decolonisation.
14. Deux interpretations revisees du droit a l'autodetermination sont actuellement en discussion. L'une concerne l'autodetermination dite autodetermination "interne", laquelle designe essentiellement le droit a une gouvernance effective et democratique a l'interieur d'Etats, ce qui permet a l'ensemble de la population de determiner son statut politique et d'assurer son developpement. L'autre voudrait assimiler le droit a l'autodetermination au droit a un certain degre – non precise – d'autonomie dans le cadre d'Etats souverains.
15. En theorie et en pratique, l'autonomie territoriale devrait etre consideree comme distincte de l'autonomie culturelle. Les avantages et les risques respectifs de l'une et de l'autre devraient etre examines. De maniere generale, il est difficile d'accepter un principe d'autonomie territoriale strictement fondee sur des criteres ethniques, car une telle demarche irait a l'encontre des principes fondamentaux d'egalite et de non-discrimination entre individus pour des motifs raciaux ou ethniques. Il y a, d'un autre cote, de solides arguments en faveur de formes d'autonomie culturelle qui permettraient de maintenir une identite collective. Un trait particulier des peuples autochtones, c'est que la preservation de l'autonomie culturelle suppose un degre considerable d'autogestion et de controle sur les terres et les autres ressources naturelles. Un certain degre d'autonomie territoriale est pour cela necessaire. Cependant, la portee et les limites de cette autonomie sont difficiles a cerner, aussi bien en theorie que sur le terrain dans les cas concrets.
16. Quelle que soit la position que l'on puisse adopter sur cette question, qui risque de rester controversee pendant un certain temps encore, il est clair que le probleme de l'autodetermination ne se pose pas dans le contexte de la Declaration sur les minorites, qui ne vise ni a limiter ni a etendre la portee des droits que les peuples pourraient avoir en vertu d'autres instruments de droit international. Les droits decoulant de la Declaration ne doivent pas etre interpretes d'une maniere qui autoriserait des activites contraires aux buts et principes de l'Organisation des Nations Unies, y compris au principe de l'integrite territoriale des Etats.
Les beneficiaires des quatre categories de droits
17. Toute personne, y compris toute personne appartenant a une minorite ou a un groupe autochtone, est titulaire des droits fondamentaux enonces dans la Declaration universelle et peut les revendiquer a l'egard de toute autorite qui a sur elle juridiction. Si des groupes minoritaires ou des peuples autochtones disposent d'un certain degre d'autonomie, leurs autorites ont donc l'obligation de respecter ou de proteger les droits fondamentaux universels dans leur juridiction.
18. Des droits speciaux propres aux minorites peuvent etre revendiques par les personnes appartenant a des minorites nationales ou ethniques, linguistiques ou religieuses, mais aussi par des personnes appartenant a des peuples autochtones. La pratique suivie par le Comite des droits de l'homme, dans l'application de l'article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le confirme.
19. Les droits des peuples autochtones qui, dans le droit international actuel, ne sont enonces que dans la Convention No 169 de l'OIT, ne peuvent etre revendiques que par des personnes appartenant a des peuples autochtones ou par leurs representants. Les membres de minorites non autochtones ne peuvent pas reclamer les droits inscrits dans cette convention.
20. La Convention de l'OIT No 169 definit, a l'article 1 b), les peuples indigenes (autochtones) comme etant "les peuples dans les pays independants qui sont consideres comme indigenes du fait qu'ils descendent des populations qui habitaient le pays, ou une region geographique a laquelle appartient le pays, a l'epoque de la conquete ou de la colonisation ou de l'etablissement des frontieres actuelles de l'Etat, et qui, quel que soit leur statut juridique, conservent leurs institutions sociales, economiques, culturelles et politiques propres ou certaines d'entre-elles".
21. Il n'y a pas encore de consensus sur le point de savoir quelles collectivites sont les beneficiaires du droit a l'autodetermination au sens de l'article premier. Il est generalement admis que ce droit s'applique aux populations des territoires non autonomes tels qu'ils sont definis par les organes competents de l'Organisation des Nations Unies, et aux populations vivant dans des territoires occupes. Il s'applique aussi a l'ensemble de la population des Etats souverains. Pour les autres categories, la doctrine juridique est divisee.
Observations finales
22. Une double approche s'est degagee dans le travail entrepris a l'Organisation des Nations Unies en ce qui concerne l'etablissement de normes applicables aux minorites et aux peuples autochtones.
23. Les droits fondamentaux universels ont une fonction d'integration qui leur est propre. Les droits des minorites sont definis comme des droits habilitant les individus a preserver et developper leur identite collective distincte dans le cadre du processus d'integration. Les personnes appartenant a des minorites ont souvent plusieurs identites et participent activement au domaine commun. Les droits des autochtones, d'un autre cote, tendent a consolider et renforcer la separation entre ces peuples et d'autres groupes de la societe. L'hypothese sousjacente est que les personnes appartenant a des peuples autochtones ont une identite essentiellement autochtone et participent dans une moindre mesure au domaine commun.
24. Ce qui distingue les peuples autochtones d'autres groupes, d'apres les conceptions courantes, c'est l'anteriorite de leur implantation dans le territoire ou ils vivent, associee a la preservation de leur culture propre etroitement liee a leurs modes specifiques d'utilisation du sol et des ressources naturelles.
25. L 'interet d'une distinction tranchee entre minorites et peuples autochtones est discutable. La Sous-Commission, y compris les deux auteurs du present document, a beaucoup contribue a faire prevaloir une approche a "deux pistes". Le moment est peut-etre venu pour la Sous- Commission de reprendre l'examen de la question. Il s'agit de savoir si la distinction a une portee universelle. L'idee a ete avancee que l'experience europeenne avait ete une influence determinante dans l'approche retenue pour elaborer la declaration sur les droits des minorites, d'ou le caractere profondement eurocentre de cette declaration, mais que l'evolution intervenue dans les Ameriques et dans la region du Pacifique avait ete la consideration decisive dans l'approche suivie dans la declaration sur les droits des peuples autochtones (la "doctrine des flots bleus"), d'ou le caractere americo-centre de la declaration. La distinction presente sans doute beaucoup moins d'interet quand les normes qu'on cherche a etablir concernent le traitement applicable a des groupes d'Asie et d'Afrique.
26. Il faut aussi se demander si toutes les minorites, et tous les peuples autochtones, devraient faire l'objet du meme traitement, ou si une differenciation est necessaire aussi bien entre les minorites qu'entre les groupes autochtones. Dans le cas de personnes d'origine autochtone qui sont parties s'installer en zone urbaine, leur identite distincte peut etre associee a l'integration sur une base d'egalite au sein de l'agglomeration. De meme, les besoins de minorites qui vivent dans des zones de peuplement concentre et forment peut-etre la majorite dans une region donnee d'un pays sont tout a fait differents des besoins des personnes appartenant a des minorites qui vivent dispersees, la plupart d'entre elles dans des villes ou cohabitent des personnes de nombreuses origines ethniques differentes.
II. DOCUMENT DE Mme ERICA-IRENE DAES
27. En acceptant d'etablir un document de travail avec M. Eide sur le lien et la distinction entre les droits des personnes appartenant a des minorites et ceux des peuples autochtones, j'etais au courant, tout d'abord, de l'excellent expose, tres complet, de M. Eide, qui constitue la premiere partie du present document de travail, ainsi que des travaux realises par un certain nombre de juristes et organes competents du systeme des Nations Unies qui m'ont precede et ont etudie ce sujet ou ne sont pas parvenus a resoudre la question complexe que soulevent les termes de "minorites" et d'"autochtones" a la satisfaction des gouvernements et des groupes concernes. Je sais par experience qu'il n'y a pas de solution simple, ni sur le plan de la logique ni sur celui du droit, en ce qui concerne ces termes. J'estime, toutefois, que l'on peut simplifier la discussion en presentant le lien et la distinction entre les droits de ces deux groupes de personnes, en degageant certains facteurs fondamentaux, en examinant un certain nombre de caracteristiques importantes et en ecartant de nombreuses idees fausses. 28. Il pourrait etre utile de commencer par identifier les facteurs qui, pris isolement ou combines les uns aux autres, sont consideres comme caracterisant soit les minorites soit les peuples autochtones. Ce sont :
a) L'inferiorite numerique;
b) L'isolement social, l'exclusion ou la discrimination persistante;
c) La specificite culturelle, linguistique ou religieuse;
d) La concentration geographique (territorialite);
e) L'aboriginalite (c'est-a-dire le fait d'etre autochtone).
29. Le terme "minorite" a quelquefois ete employe pour designer un groupe rassemblant moins de 50 % des habitants d'un Etat. On est parti du principe que l'inferiorite numerique placait le groupe concerne dans une situation de vulnerabilite, ce qui justifiait que l'on prenne des mesures speciales de protection a son egard. Cela est souvent vrai et c'est le cas par exemple des Americains d'origine africaine aux Etats-Unis. Toutefois, un groupe peu important numeriquement parlant peut aussi etre une elite dominante. Cetait le cas des Afrikaners lors du regime d'apartheid en Afrique du Sud. D'autre part, la superiorite numerique des peuples autochtones dans des pays comme la Bolivie ou le Guatemala ne leur a pas garanti la jouissance des droits fondamentaux de l'homme.
30. C 'est pourquoi la plupart de ceux qui ont tente de definir les "minorites" et les "peuples autochtones" ont insiste sur leur caractere non dominant dans la societe en le considerant soit comme un critere suffisant ou en y ajoutant le critere de l'inferiorite numerique. Cette solution pose des problemes a la fois methodologiques et logiques. La dominance peut etre difficile a mesurer. Un groupe peut theoriquement etre a la tete de l'Etat tout en etant subordonne a un autre groupe qui controle, par exemple, les terres, les finances ou les institutions militaires du pays. La dominance de jure peut etre une subordination de facto. Ce qui est plus inquietant c'est qu'en retenant la non-dominance comme caracteristique clefs des minorites ou des peuples autochtones on aboutit a une situation paradoxale dans laquelle le groupe cesse d'etre une minorite ou un peuple autochtone lorsqu'il acquiert la reconnaissance de ses droits individuels ou lorsqu'il obtient l'egalite sociale et politique. Nous nous trouvons devant un dilemme logique. Soit nous admettons que l'egalite visee ne sera jamais pleinement atteinte, soit nous acceptons que des termes comme celui de "minorite" sont des termes purement situationnels et provisoires. Aucune minorite et aucun peuple autochtone n'ont admis que son statut juridique existait uniquement a certains moments et dans certaines situations.
31. S'agit-il simplement d'un probleme de langage ? Un groupe revendique ses droits lorsqu'il a le sentiment qu'ils sont violes. Le probleme qui se pose a la communaute internationale est tout d'abord de definir les droits qu'un groupe particulier peut legitimement revendiquer, sur le plan juridique, pour que nous puissions ensuite determiner si ces droits legitimement revendiques sont effectivement violes. La question de savoir si un groupe est subordonne a un autre peut etre impossible a resoudre tant que l'on n'a pas defini de quel type de groupe il s'agit. Par exemple, si les Afrikaners affirment pouvoir pretendre a des droits speciaux sur leurs terres et a l'autonomie, il faut tout d'abord etablir s'ils peuvent legitimement affirmer etre "autochtones". Le fait qu'ils soient depourvus de droits speciaux sur la terre n'est pas un facteur que l'on peut prendre en compte pour decider s'ils sont ou non autochtones car on rentre alors dans une logique circulaire.
32. L 'existence de la subordination est la raison pour laquelle nous avons besoin d'instruments internationaux tels que la Declaration de 1992 sur les minorites.
33. Il est largement admis que la difference culturelle, qu'elle soit linguistique, religieuse ou ethnique, est ce qui caracterise a la fois les minorites et les peuples autochtones et c'est ce qu'affirment d'une maniere generale ces deux types de groupes. Les peuples autochtones du monde entier soutiennent en effet qu'ils partagent une forme de culture particuliere qui les distingue tous des autres peuples et cultures. Les chefs des minorites et des peuples autochtones disent frequemment que c'est pour pouvoir jouir de leurs propres cultures qu'ils recherchent collectivement la reconnaissance juridique et l'autodetermination.
34. Il est tres difficile d'evaluer la culture et de s'entendre sur la mesure dans laquelle les cultures different. Dans une plus ou moins grande mesure, tous les groupes et toutes les cultures pre sentent des elements communs et changent avec le temps, en particulier en cette ere de communications mondiales. Un groupe perd-t-il progressivement ses droits a mesure que sa culture change ? Ou perd-t-il ses droits lorsqu'il depasse un certain seuil de similitude culturelle avec d'autres groupes ?
35. D'autres problemes de lien et de distinction entre les droits se posent en ce qui concerne les minorites nationales et les groupes "raciaux". Ceux-ci peuvent ne se distinguer des autres groupes de la societe que par leurs origines historiques, leurs noms ou leur apparence physique. Leurs traits distinctifs peuvent les exposer a des traitements discriminatoires mais la visibilite d'un groupe ou les elements permettant de l'identifier ne sont pas forcement associes a l'existence d'une culture de groupe particuliere. Des prejuges lies a la couleur de la peau peuvent, par exemple, ne pas etre du tout lies a l'existence de differences culturelles. De la meme facon, un groupe pourra lutter contre des prejuges lies a la couleur de la peau sans pour autant aspirer a la perpetuation d'une culture differente, simplement parce que ses membres veulent echapper a la discrimination dont ils sont l'objet. Il est probablement plus prudent de dire que si la difference culturelle peut souvent etre l'objectif de groupes qui revendiquent des droits en tant que minorites ou peuples autochtones, elle ne devrait pas etre consideree comme un critere determinant pour etablir la legitimite de leurs revendications.
36. A cet egard, il convient d'avoir present a l'esprit qu'une "minorite" peut etre creee soit par l'action de l'Etat et de ses citoyens, soit par le groupe lui-meme. Certains groupes choisissent de perpetuer une identite collective distincte alors que d'autres optent volontiers pour l'assimilation mais sont empeches de le faire par des prejuges officiels ou non. Ces deux types de situations peuvent donner lieu a des violations des droits de l'homme, des actes de violence graves et des menaces pour la paix et la stabilite internationales.
37. L 'aboriginalite (c'est-a-dire le fait d'etre autochtone ou de faire partie du peuplement d'origine d'un territoire) semble etre un caractere distinctif evident des peuples autochtones. Cependant, cet element est insuffisant dans bon nombre de situations, en particulier en Asie et en Afrique, ou des groupes dominants aussi bien que non dominants au sein de l'Etat peuvent tous revendiquer l'aboriginalite. Dans ce genre de situations, les etudes anterieures qui ont ete faites proposent de prendre la subordination et la difference culturelle comme criteres supplementaires pour distinguer les groupes vulnerables des groupes dominants de la societe. Mais cette approche ne permet pas de distinguer les peuples autochtones des minorites en Afrique et en Asie a moins que nous n'admettions qu'il s'agit d'une distinction fondee uniquement sur le degre d'"aboriginalite" ou de difference culturelle. En ce cas, il peut se poser des problemes lies a l'application de differentes approches dans differentes regions du monde : une approche qualitative aux Ameriques (aboriginalite) et une approche quantitative en Afrique et en Asie (degre d'aboriginalite ou de difference).
38. L 'aboriginalite ne permet pas de preciser la situation des groupes chasses du territoire de leurs ancetres et contraints soit de se disperser soit d'emigrer hors des frontieres d'un Etat. Les groupes d'emigrants et les diasporas sont-ils "autochtones" sur leur territoire d'origine et des "minorites" partout ailleurs ? Toute lignee humaine a des racines quelque part qui peuvent etre retrouvees mais cela n'autorise pas tous les groupes a revendiquer des droits en tant qu'autochtones. D'autre part, il serait injuste qu'un groupe ne puisse plus pretendre au statut d'autochtone au moment ou il se trouve contraint d'abandonner ses terres ancestrales. Combien de temps le statut d'autochtone survit-il a l'expulsion forcee et justifie-t-il les revendications du droit au retour ? Minorites et peuples autochtones partagent des experiences tres semblables en matiere d'oppression et de deplacement mais l'aboriginalite confere davantage de droits aux groupes qui ont reussi a demeurer concretement en possession de leur territoire d'origine.
39. Les peuples autochtones affirment non seulement qu'ils continuent d'occuper des parties de leur territoire d'origine mais aussi qu'ils ont un rapport particulier a leurs terres. Ceci est de toute evidence une revendication de difference culturelle que l'on pourrait toutefois voir aussi comme un affinement de la notion d'aboriginalite. C'est une facon de dire que l'aspiration essentielle des membres du groupe est de vivre ensemble et d'entretenir des relations et que ceci est pour eux une condition sine qua non de la jouissance de leurs droits individuels. Cela peut ne pas etre la realite contemporaine du groupe du fait de l'intervention des autorites de l'Etat et de la presence de colons mais l'attachement a une patrie est neanmoins un element decisif de l'identite et de l'integrite du groupe, socialement et culturellement. Ceci peut amener a donner une definition tres etroite mais precise du terme "autochtone", suffisante pour etre appliquee a toute situation dans laquelle il s'agit de distinguer un peuple autochtone dans un ensemble plus large de minorites. Toutefois, la distinction peut alors etre simplement une distinction de degre et non de qualite. De nombreux groupes qui sont identifies comme etant des "minorites" ou qui s'identifient eux-memes comme telles se considerent comme etant relies a une patrie au sein de l'Etat considere ou d'un autre Etat.
40. Bien que l'aboriginalite soit peut-etre l'element clef du point de vue des peuples autochtones, il convient d'avoir a l'esprit le fait que de nombreux peuples autochtones dans les pays industrialises ont considerablement modifie leurs rapports humains et a l'environnement et que la plupart d'entre eux n'occupent plus leurs territoires ancestraux. Les terres ancestrales sont restees tres importantes, symboliquement et politiquement, pour les peuples autochtones, meme dans les circonstances d'industrialisation et d'integration economique qui regnent dans des pays comme les Etats-Unis ou dans des pays ou les distinctions entre peuples autochtones et minorites sont maintenant davantage des questions de degre.
41. Le fait demeure que les peuples autochtones et les minorites s'organisent separement et tendent a avoir des objectifs differents, meme dans les pays ou il semble y avoir tres peu de differences entre les caracteristiques "objectives" qui les distinguent du reste de la population. Par ailleurs, aucune definition ou liste de caracteristiques ne peut etre exempte de chevauchements entre les notions de minorites et de peuples autochtones. Il continuera d'y avoir des cas dans lesquels toute tentative de classification simple et tranchee sera vouee a l'echec.
42. Dans ce genre de cas, il semblerait judicieux d'adopter une approche teleologique et de se poser les questions suivantes : quelles sont les consequences juridiques du classement d'un groupe dans telle ou telle categorie, quelle categorie correspond le mieux aux buts et aspirations du groupe ou quelle categorie correspond a ce que le groupe peut realiser de maniere realiste ?
43. Le fait d'etre classe comme "minorite" ou comme "peuple autochtone" a des incidences tres differentes en droit international. Les deux categories ont le droit de perpetuer leurs caracteristiques culturelles propres et de ne pas subir de discrimination fondee sur ces caracteristiques. Les deux types de groupes jouissent du droit de participer veritablement a la vie sociale, economique et politique de l'Etat, en tant que groupe s'ils le souhaitent et, en tout cas, sans discrimination. A mon avis, la principale distinction juridique entre les droits des minorites et les peuples autochtones en droit international contemporain concerne l'autodetermination interne, a savoir le droit d'un groupe a etre autonome a l'interieur d'une zone geographique reconnue, sans l'intervention de l'Etat (en cooperant toutefois dans une certaine mesure avec les autorites nationales comme dans tout systeme de gouvernement federal).
44. Certaines minorites aujourd'hui jouissent d'une autonomie limitee, soit de fait soit definie par la legislation nationale. Seuls les peuples autochtones ont droit a une identite politique et a une autonomie en vertu du droit international.
45. L 'exercice de l'autodetermination interne est impossible lorsque le groupe concerne est tres disperse et qu'il manque d'un centre principal de population et d'activite. L'element territorial est un element essentiel des revendications des peuples autochtones et il conviendrait de lui donner tout le poids voulu precisement parce qu'il est si etroitement lie a la capacite des groupes a exercer les droits qu'ils revendiquent. D'autre part, il se peut que de plus en plus des groupes minoritaires revendiquent leur autonomie en se fondant sur l'existence de concentrations de membres qui en font partie dans des regions donnees de tel ou tel pays.
46. Le fait de dire d'une situation qu'il s'agit d'un probleme de "minorite" ou d'un probleme "autochtone" servira tout au plus de point de depart a la communaute internationale pour reconnaitre la legitimite fondamentale du desir d'un groupe d'etre reconnu politiquement par un Etat et pour favoriser la mise en route d'un processus politique entre le groupe en question et l'Etat concerne.
47. A la lumiere de l'analyse qui vient d'etre faite, il apparait que la solution la meilleure consiste a preciser ce que l'on entend par "type ideal" pour chaque groupe ("minorites" et "peuples autochtones") plutot que de tenter d'etablir une frontiere conceptuelle precise entre les deux groupes.
48. Compte tenu du probleme conceptuel qui se pose, je propose de dire que le type ideal de "peuple autochtone" est un groupe aborigene (autochtone) qui, sur le territoire sur lequel il reside aujourd'hui, choisit de perpetuer une identite culturelle distincte et une organisation politique et sociale collective distincte a l'interieur dudit territoire. Le type ideal d'une "minorite" est un groupe qui a ete victime d'exclusion ou de discrimination de la part de l'Etat ou de ses citoyens en raison de ses caracteristiques ou de son ascendance ethniques, nationales, raciales, religieuses ou linguistiques.
49. Ainsi, dans une perspective teleologique, le type ideal de "minorite" met l'accent sur l'experience par le groupe de la discrimination parce que l'objectif des normes internationales existantes est de lutter contre la discrimination, qu'elle touche le groupe dans son ensemble ou ses membres a titre individuel, et de leur donner la possibilite de s'integrer librement dans la vie du pays dans la mesure ou ils le souhaitent. De la meme facon, le type ideal de "peuple autochtone" met l'accent sur l'aboriginalite, la territorialite et le desir de demeurer collectivement distinct, autant d'elements qui sont lies logiquement a l'exercice du droit a l'autodetermination interne et a l'autonomie.
50. Bien entendu, il y aura des cas correspondant a la fois au type ideal de "minorite" et a celui de "peuple autochtone" et meritant les deux sortes de protection. Ainsi, un groupe peut etre "autochtone" et revendiquer non seulement un certain degre d'autodetermination mais aussi le droit de s'integrer librement dans la societe a des fins donnees. Un groupe que l'on qualifierait de "minorite" peut neanmoins avoir un certain degre d'aboriginalite et de territorialite et revendiquer une certaine forme d'autonomie qui represente pour lui un moyen raisonnable de se proteger de la discrimination. Le fait que les chevauchements soient inevitables ne remet pas en cause l'approche que je propose ni ne la rend inoperante dans la pratique. Au contraire, si l'on veut etre pratique et realiste, il faut a mon avis adopter une approche teleologique et relier les caracteristiques des groupes a leurs aspirations et aux droits qu'ils peuvent revendiquer et dont il est realiste de penser qu'ils peuvent les exercer.
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