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QUI SONT LES PEUPLES AUTOCHTONES LES ETATS CONCERNES DOIVENT ASSUMER LES PEUPLES AUTOCHTONES Source : Isabelle Schulte-Tenckhoff, Le Courrier de l'UE n° 173 01-02 1999 |
Auteur de La question des Peuples Autochtones , paru chez Bruylant en 1997, Isabelle Schulte-Tenckhoff est par ailleurs Directeur de programme au Collège international de Philosophie à Paris et consultante auprès des Nations unies.
Il est un grand dé bat à l'heure actuelle qui porte sur une définition des peuples autochtones ?
- Le Groupe de travail sur les peuples autochtones à Genève entend des représentants d'un grand nombre de peuples dé sireux d'attirer l'attention de la communauté internationale sur les violations des droits de l'homme dont ils sont victimes. Et ce n'est au demeurant ni au Groupe de travail, ni à des ONG, ni à un groupe de pays, ni à quiconque de décider si ces gens-là représentent des autochtones ou non. Je ne suis pourtant pas favorable à une définition universalisante de la notion de peuple autochtone. Il faut distinguer différents niveaux d'approche.
Un premier principe international est celui de l'auto-identification: est autochtone celui qui se définit comme tel et qui est accepté comme tel par sa communauté, quelle que soit la façon dont on la qualifie. Cela a été assez bien entériné dans le cadre de l'ONU.
Un deuxième aspect, qui fait l'objet de nombreux débats à l'ONU, est de savoir s'il faut définir les bénéficiaires potentiels des normes internationales en cours d'élaboration. C'est un aspect totalement différent. Est-il pertinent ou non? On pourrait en débattre longuement.
Il est un troisième aspect, qui tient plus de la réflexion et qui consiste à problématiser le qualificatif «autochtone» et son application tous azimuts en dehors du cadre classique des anciennes colonies de peuplement européen, notamment en Afrique et en Asie. Non pas que les problèmes ethniques méritent moins d'attention, mais il faut s'interroger sur la pertinence stratégique de revendications posées en termes autochtones. Est-ce que les représentants de certains peuples, par exemple les Touaregs, ont politiquement et stratégiquement intérêt de pousser leur cause de cette façon-là ? Ne faudrait-il pas mieux concevoir une nouvelle catégorie davantage adaptée à leur situation, soit au problème du néocolonialisme des Etats devenus indépendants après la Seconde Guerre mondiale ?
Vous êtes de ceux, minoritaires, qui excluraient de l'autochtonie la plupart des populations d'Afrique et d'Asie?
- Je crois que les symptômes du problème sont les mêmes, à savoir la marginalisation, la discrimination, etc. Mais pour les autochtones au sens classique du terme, on est dans une situation, pour simplifier, de non-dé colonisation. Par contre, dans beaucoup de pays d'Afrique et d'Asie, on est face à une mauvaise décolonisation.
«Il faut élargir le cadre de réflexion»
Prenons par exemple l'Australie. L'Etat australien est incarné par une population européenne, venue de loin, ayant complètement nié l'existence des Aborigènes. Le problème autochtone est donc un problème de colonie de peuplement européen, où l'Etat en est venu à être incarné par les nouveaux arrivants. Autrement dit, le colonisateur n'est jamais parti. Pour ce qui est de l'Afrique, le colonisateur européen est parti mais il a laissé des Etats greffés sur une mosaïque d'ethnies dont les territoires se recoupent, avec des frontières tracées arbitrairement, avec un total manque de représentation politique et de démocratie. Certaines populations ont repris les rênes du pouvoir au dépens d'autres qui se trouvaient autour d'eux.
Je suis convaincue qu'il faut élargir le cadre de réflexion à adopter sur le plan international. On y oppose généralement minorités et peuples autochtones. A mon avis, il faudrait concevoir une troisième catégorie. Il n'existe pas de forum pour les Touaregs, pour les Ogonis, pour les Maasai, leur permettant de défendre leur cause. Leurs représentants viennent au Groupe de travail sur les peuples autochtones parce qu'ils ne peuvent aller nulle part ailleurs. C'est totalement légitime et je ne suis pas de ceux qui disent qu'ils n'ont rien à y faire. Au contraire, cela leur permet par exemple d'échanger leurs expériences et de se faire des allieés. Je proposerais plutôt que l'on songe à aborder spécifiquement la question du néocolonialisme. Tout en sachant que c'est utopique puisque l'enjeu n'est autre que l'Etat en Afrique aujourd'hui. Mais que l'on y réfléchisse au moins.
î Dans votre ouvrage, vous parlez de la «dimension culturaliste de l'autochtonie»?
- Ce contre quoi je me suis insurgée, c'est la réduction de l'autochtonie à des aspects purement culturels, c'est-à -dire en négligeant d'autres aspects qui font pourtant partie intégrante de la définition de l'autochtonie au niveau de l'ONU, soit la situation de non-dominance et le rapport historique à la terre. Le culturel en soi n'est pas suffisant pour définir un peuple autochtone et caractériser sa situation par rapport à l'Etat qui l'entoure. Or, la tendance actuelle sur le plan international consiste à orienter la question autochtone vers les groupes qui vivent en porte-à -faux par rapport à la société de la modernité. Dans un autre contexte, comme au Canada, on essaie de donner substance aux droits ancestraux et de traité en les assortissant du concept de «culture distinctive». Or celle-ci n'est pas RENCONTRE le Courrier n° 173 janvier-février 1999 3 définie par les autochtones eux mêmes mais par les instances judiciaires comme la Cour Suprême du Canada qui a tendance à confirmer des droits qui se conforment à des traits culturels identifiés par la société dominante. Si on applique jusqu'au bout cette logique, on estompe toute différence entre minorité s et peuples autochtones.
î Qu'est-ce qui différencie population dite autochtone et minorité ?
- Le qualificatif autochtone prend tout son sens dans un débat juridico-politique international. Dans ce cadre l'aspect central de la question autochtone est le rapport historique à la terre, alors que c'est un aspect qui ne joue pas fondamentalement pour les minorités. Par contre, peuples autochtones et minorités partagent la revendication identitaire. Mais le rapport historique à la terre est propre aux peuples autochtones. Par conséquent, leurs revendications sont également très différentes de celles des minorités.
î Les peuples autochtones ont-ils aujourd'hui une personnalité juridique internationale?
- Pas pour l'instant. La seule chose qu'ils ont, c'est la possibilité d'être représentés par des ONG qui ont obtenu le statut consultatif auprès de l'ONU. C'est-à-dire pas grand chose... Ces ONG sont certes un outil pour trouver accès au système des droits de l'homme dans lequel se déroule tout ce débat-là
- il existe d'ailleurs une douzaine d'ONG proprement autochtones, la plupart d'entre elles basées en Amérique du Nord. Mais on ne reconnaît pas une personnalité juridique internationale aux peuples autochtones.
Dans certains pays, certains types de collectivités autochtones sont reconnues. Là, les situations peuvent varier considérablement selon les pays. Aux Etats-Unis par exemple, la «tribu indienne» représente une catégorie juridique particulière doté d'un statut politique sur les terres de réserves, ce qui est une source d'ambivalence pour les autochtones eux-meÃmes puisqu'ils sont considérés à la fois comme citoyens des Etats- Unis et comme membres de collectivités qui bénéficient d'une reconnaissance juridique minimale. Certains Etats latino-américains ont également personnalisé les communautés autochtones. Pour ce qui est de l'Europe, tous les territoires d'outre-mer français par exemple pourraient potentiellement avoir un statut d'autonomie beaucoup plus poussée qu'ils ne l'ont actuellement. Si les collectivités territoriales, comme la Polynésie française, sont reconnues comme telles, la France n'y reconnaït pas pour autant de peuples autochtones, comme les Maohi. C'est pareil pour le Groënland: l'île possède un statut d'autonomie uniquement territorial. Le Danemark lui a octroyé le home rule en 1979 mais ne reconnaît pas pour autant un statut particulier aux Inuit, la population majoritaire de l'île. En règle générale, les Etats acceptent assez facilement ce type de reconnaissance territoriale, mais résistent à reconnître des collectivités, peuples ou nations autochtones.
î Les peuples autochtones peuvent se faire entendre de la communauté internationale via le Groupe de travail de l'ONU. Celui-ci est assez récent puisqu'il ne fut créé qu'en 1982. Quel en fut l'effet déclencheur?
- Il y a plusieurs événements clés. Tant du cô té de l'ONU que du cô té des peuples autochtones eux mêmes. Et je pense que c'est la conjonction des deux qui a fait évoluer les choses. En ce qui concerne la communauté internationale, il y a depuis longtemps des agences internationales comme l'OIT qui se sont intéressées à la question autochtone, encore que leurs efforts aient généralement visé l'intégration des autochtones à la société dominante. C'est le cas de la Convention de l'OIT sur les populations indigènes et tribales de 1957. A l'ONU, le processus a été véritablement déclenché par la célèbre «étude Cobo ». Cette étude, réalisée dans les années 70 et 80 par José Martônez Cobo, rapporteur spécial de la Souscommission de la lutte contre la discrimination et de la protection des minorités, porte sur le problème de la discrimination à l'encontre des populations autochtones. Elle propose une analyse comparative de la situation des autochtones un peu partout dans le monde et formule un grand nombre de recommandations et de conclusions. Entre autres, elle conclut que les normes existantes en matière de droits de l'homme ne sont pas suffisantes pour résoudre le dilemme dans lequel se trouvent les peuples autochtones. Et l'une de ses recommandations fut la création du Groupe de travail.
Un autre élément, bien sûr, sont les ONG. Il ne faut pas sousestimer leur rôle. Non seulement parce que le comité des ONG à Genève sur les droits de l'homme a organisé deux conférences sur la question autochtone: la première en 1977, sur la discrimination à l'encontre des Indiens d'Amérique du Nord, centrale et du Sud, la seconde en 1981, sur les droits territoriaux. Mais aussi parce que des organisations, européennes pour la plupart, telles que IWGIA ( International Work Group for Indigenous Affairs ), Survival International et d'autres, se sont, déjà dans les années 70, beaucoup intéressées à la question autochtone, notamment en Amérique latine. Ces ONG ont relevé les probèmes de génocide, de discrimination, etc. et se sont mobilisées pour participerà cet élan. Des ONG autochtones existaient également déjà à l'époque, à savoir l'International Indian Treaty Council (Conseil international des traités indiens) et le World Council of Indigenous Peoples (Conseil mondial des peuples autochtones). Il ne faudrait pas oublier non plus que cela fait un bon bout de temps que les autochtones s'intéressent à la communauté internationale.
En1923 un chef iroquois, Deskaheh, s'est adressé à la Société des Nations! Pour les autochtones, le domaine international n'est donc pas en soi quelque chose de nouveau.
î Vous avez évoqué l'élément essentiel qu'est le rapport historique à la terre et au territoire. Existe-t-il des normes internationales qui le protègent?
- La Déclaration sur le droit des peuples autochtones, élaborée par le Groupe de travail, n'est encore qu'à l'état de projet et, de toutes façons, elle ne sera pas contraignante. On verra comment les choses vont tourner. Il risque d'y avoir des changements, notamment sur des dispositions toutà fait centrales.
Pour ce qui est de la Convention de l'OIT, elle comprend un passage concernant les droits territoriaux des peuples autochtones. On peut l'utiliser. La Convention est pertinente pour certains pays, elle l'est moins pour d'autres. Selon l'état du droit à l'eéchelle nationale, elle est soit en avance, soit en retard. Au Canada, elle est en retard, en Ame rique latine, elle est généralement en avance. D'autres efforts existent sur le plan international. La directive 4.20 de la Banque mondiale demande notamment que les peuples autochtones aient un droit de regard sur les projets de développement financés par elle, pour qu'ils ne soient pas menacés dans leur existence et qu'ils puissent, s'ils le veulent, participer à ces projets. Or, la manière dont cette directive s'applique concrètement sur le terrain reste sujet à débat... Parfois, ce sont les Etats qui résistent. Au nom du «développement national», on fait l'éviction de populations entières:
l'affaire du barrage de Narmada, en Inde, financé en grande partie par la Banque mondiale, demeure un cas classique. Je ne crois pas que les grandes organisations internationales soient véritablement efficaces sur ce plan-là. Je pense que c'est aux ONG, aux organisations de type grassroots (de base) à poursuivre leurs efforts de conscientisation auprès des Etats et des donateurs pour que soit pris en compte le point de vue des autochtones concernés.
î Peut-on affirmer qu'il existe une position commune autochtone?
- Il faut d'abord savoir qu'un très grand nombre d'autochtones ne sont pas représentés par des ONG mais par leurs chefs traditionnels ou par d'autres autorités politiques. Il y a donc une grande diversité de situations parmi les centaines de représentants autochtones qui viennent à Genève. Et il est évident que quelqu'un qui travaille dans une ONG basée à Washington aura une toute autre approche qu'un leader politique qui doit rendre compte à sa communauté de son action à Genève. Il faut en tenir compte. Autre élément, ces délégués viennent de pays où la situation que vivent les peuples autochtones est très différente.
Malgré cela, il y a toujours eu, parmi les délégués autochtones, un effort de concertation pour développer une stratégie commune.
Du moins jusquà récemment. En ce moment, des divergences semblent se dessiner en ce qui concerne la position à prendre par rapport au projet de Déclaration.
î Y a-t-il des points plus sensibles que d'autres?
- Je crois qu'il y a un accord fondamental sur certains enjeux clés tels que la terre, l'autodétermination, l'autonomie politique, le respect des droits de l'homme. Mais il n'y a pas de consensus facile sur la facËon dont, par exemple, les droits territoriaux prennent concrètement forme, car la situation politique et juridique des autochtones varie selon les pays.
«Il y a un accord fondamental sur certains enjeux clés»
Ce qui est problématique à Genève, c'est la divergence entre le premier et le tiers-monde, si on peut le formuler ainsi. C'est-à-dire que le débat autochtone à l'ONU a longtemps été dominé par des personnes qui viennent de pays comme le Canada, l'Australie, les Etats-Unis. Il y a parfois un peu d'amertume du côté des autochtones qui viennent d'Amérique latine et d'autres contrées, pays où la situation politique est complètement différente.
Car s'il est clair que la situation des autochtones au Canada n'est pas très bonne, elle n'est en rien comparable à celle vécue par des populations de pays tels que le Guatemala, le Mexique ou la Bolivie. Les préoccupations ne sont bien évidemment pas pareilles.
î Le projet de Déclaration tel qu'il est à l'heure actuelle est-il, selon vous, adoptable à l'Assemblée des Nations unies?
- Non, probablement pas. Pour beaucoup d'Etats, certaines clauses vont trop loin. Le Brésil ou le Mexique par exemple sont trè s critiques. Le droit des peuples autochtones à l'autodétermination et à déterminer leurs propres modalités de développement posent d'énormes problèmes. Il est à craindre que le projet soit modifié . Comment? C'est difficile à savoir à ce moment précis, le débat est encore ouvert. C'est aux autochtones et aux ONG à faire du lobbying et à travailler avec les Etats «sympathisants » pour convaincre les plus récalcitrants. Je crois qu'il faut contraindre les Etats concernés à assumer, à faire réparation lorsque c'est nécessaire, à reconnaître le rôle historique et politique des peuples autochtones, etc. Il faut peut être aussi convaincre les gens qu'en reconnaissant des droits aux peuples autochtones, on gagne peutêtre à long terme...
Si on prend les Amériques, 500 ans après Colomb, malgré toutes les tentatives d'assimilation, les peuples autochtones ont survécu et ont pu préserver jusqu'à un certain point leurs formes d'organisation. Je crois qu'aujourd`hui, étant donné que le «problème autochtone» continue d'exister dans beaucoup d'Etat, il faut trouver des solutions novatrices pour essayer de rendre la place qui leur revient aux peuples autochtones. Si cela doit passer par la reconnaissance de certains droits de collectif, c'est-à -dire de droits dont sont investies les collectivités autochtones en tant que telles, qu'on y ré fléchisse alors sérieusement.
Nous sommes aujourd'hui dans une phase où il faut repenser les structures politiques existantes. De la même manière que l'on ne cesse de repenser l'Europe, il faudrait aussi repenser le Canada, la Bolivie et le Chili. La question autochtone est une illustration fascinante d'une autre facette de la mondialisation. On revient au plus petit, c'est l'Etat qui commence à s'effacer. En un sens, les autochtones eux-mêmes ont profité sur le plan politique d'une tendance à la globalisation: elle leur a donné un espace plus large, au-delà du niveau local, pour plaider leur cause. Par contre, là où cela devient extrêmement dangereux, c'est sur le plan économique, avec des processus comme l'AMI qui remettraient en cause toute négociation survenue entre Etats et collectivités autochtones. Les autochtones ont en sont d'ailleurs parfaitement conscients.