QUESTIONS AUTOCHTONES

LES DROITS DE PROPRIETE INTELLECTUELLE ET LES PEUPLES AUTOCHTONES

LA PROTECTION DES SAVOIRS LOCAUX : DES EXPERIENCES AFRICAINES ET EUROPEENNES

Source : Table ronde Institut du Développement Durable et des Relations Internationales et Institut Français de la Bio diversité 11 avril à la Haye

La table ronde « La protection des savoirs locaux : des expériences africaines et européennes », organisée par l’Iddri en collaboration avec l’IFB, s’est déroulée le 11 avril à La Haye. Elle était animée par Bernard Roussel du Muséum national d’histoire naturelle (Paris). Elle était articulée autour de trois interventions : Michel Billod, agriculteur dans le Jura et président d’une coopérative de production de comté ; Jean Boutrais, géographe à l’IRD-Paris, et Salamatou Sow, ethnolinguiste peul de l’IRD-Niger ; Jean-Aubéric Charles, délégué de la Fédération des organisations amérindiennes de Guyane (FOAG). Maria Espinoza représentait l’UICN et Jacques Weber, l’IFB dont il est directeur.

Résumé des interventions

Après une présentation géographique du Jura, région de production du comté, Michel Billod a rappelé les origines historiques de ce fromage. Le comté est un fromage de garde utilisant 500 litres de lait. Il était destiné autrefois à satisfaire les besoins alimentaires des Jurassiens pendant l’hiver. La fabrication du fromage nécessitant une grande quantité de lait, les
agriculteurs se sont regroupés en coopérative de production. Le comté a obtenu son Appellation d’origine contrôlée (AOC) en 1958. L’AOC traduit un lien entre un terroir, un savoir-faire et un produit ; il met en place un cahier des charges, depuis la production du lait jusqu’à la fabrication du fromage. L’AOC a permis le maintien et le développement de la race laitière Montbéliarde. Le développement de la filière avec un retour de valeur ajoutée en faveur des agriculteurs a contribué au développement économique de la région et a permis le maintien d’un paysage de prairies et d’un tissu rural homogène.


Jean Boutrais et Salamatou Sow ont ensuite parlé des savoirs des Peuls pasteurs concernant l’élevage bovin et la fabrication de produits laitiers. Les Peuls sont un peuple réparti sur plusieurs pays, allant du Sénégal jusqu’au Tchad et au Soudan. On distingue les Peuls villageois, devenus sédentaires, et les Peuls pasteurs, restés nomades. Malgré cette répartition, les Peuls pasteurs partagent des points communs, à savoir le pastoralisme bovin, l’attachement à la valorisation de leur propre troupeau, une spécialisation en production laitière, une position démographique minoritaire, qui leur vaut souvent d’être brimés, une position stratégique de la femme pour la valorisation du lait. Le lait est la base alimentaire des Peuls pasteurs. Si la traite est une activité d’homme, toutes les manipulations et transformations du lait sont une affaire de femmes. Les produits laitiers (lait frais, crème, lait caillé, lait caillé fouetté, lait caillé doux ou aigre, petit lait et beurre) sont utilisés à des fins alimentaires, que ce soit pour la consommation familiale ou pour la vente, à des fins médicamenteuses ou encore esthétiques. Chaque type de produits renvoie à des modes de représentation, des valeurs, des savoir-faire et des règles d’échange particuliers. Pour les Peuls pasteurs, le lait et les produits dérivés représentent un patrimoine culturel spécifique sur lequel ils ont construit leur identité. Les projets de développement concernant les Peuls doivent tenir compte de cet héritage culturel.

Enfin, Jean-Aubéric Charles a présenté le cas des communautés autochtones de Guyane.
Comme les Peuls, les communautés autochtones de Guyane s’étendent sur plusieurs pays d’Amazonie. De même, ces communautés ont des connaissances et des pratiques traditionnelles, alimentaires notamment, qui leur ont permis pendant des siècles de vivre en dehors de toute contrainte économique et environnementale. Aujourd’hui, l’exploitation minière exerce une pression tant sur leurs territoires que sur leurs habitudes alimentaires et leurs modes de vie et les solutions proposées ne concernent que le changement de leurs habitudes traditionnelles. Les initiatives des communautés autochtones pour la préservation et la valorisation de leurs savoirs, notamment en termes d’iconographie, ont permis la création de banques de données et la mise en place d’une petite filière de vente d’objets d’artisanat traditionnel à l’origine de ressources économiques pour les communautés. Ces initiatives ont été bloquées pour des raisons de règles nationales en matière d’échange et de commerce (taxes). Il reste donc une banque de données non exploitables par les communautés. Ce problème est caractéristique de l’ensemble du Bassin amazonien : des banques de connaissances et de savoirs existent, mais on est confronté à la question de savoir qui va profiter de leur utilisation. Du point de vue des communautés, ces savoirs
bénéficiant du statut de propriété collective, les bénéfices ne peuvent être individualisés. Or les instruments d’accès et de partage proposés sont fondés sur la propriété privée.

Synthèse des débats


La marchandisation de la nature

Comme l’a rappelé Maria Espinoza (UICN), le processus d’industrialisation s’est accéléré au cours du siècle dernier. Il s’est traduit par un phénomène de marchandisation de la nature, issu de la confrontation entre deux rationalités, l’une liée à la survie des communautés autochtones et locales et à leurs stratégies de production et de création, l’autre liée à l’accumulation du capital. Au sein de ce processus, les ressources naturelles et les savoirs ont acquis une valeur d’échange qui a profondément modifié les relations entre l’homme et la nature. Le recours systématique à l’étalon monétaire pour qualifier cette valeur d’échange contraste avec le système de valeur des communautés autochtones et locales (Weber). Or, la référence incontestée à la valeur économique des produits dans tous les échanges rend ces derniers inéquitables dans les rapports de commerce avec les populations autochtones et locales (FOAG). Dans ce contexte, on peut se demander s’il existe, dans le commerce, un« commerce équitable », ce dont doutent les représentants de la FOAG. Ce concept mérite- t-il donc d’être développé, comme l’a suggéré un représentant du ministère français de l’environnement ? Quelle place pourrait-il avoir dans un cadre international de libre échange déterminé par la libre concurrence, l’accumulation et le profit, a demandé Maria Espinoza ? Le commerce équitable ne semble pas voué à un développement conséquent.

Quels systèmes pour protéger les savoirs ?

Toujours dans le contexte de l’accélération du processus d’industrialisation, Jacques Weber a souligné que ce dernier est aussi à l’origine de la standardisation des produits, phénomène qui va à l’encontre du système de production artisanale dans lequel s’inscrit une partie des savoir-faire des peuples, au Sud comme au Nord. En France, des instruments existent pour revaloriser des modes de production traditionnels liés aux savoir-faire locaux. Ce sont les concepts d’identification géographique, d’appellation d’origine contrôlée, de produit de terroir, etc. Plusieurs personnes se sont demandé si ces systèmes pouvaient être adaptés à la protection des connaissances des communautés autochtones et locales. Bernard Roussel a rappelé que des identifications géographiques ont déjà été mises en place dans quelques pays du Sud, en particulier au Vietnam. Maria Espinoza a insisté sur le fait que l’avantage de cet outil juridique est qu’il permet de contrôler le processus de production (cahier des charges) et donc d’assurer une certaine qualité du produit. En outre, l’indication géographique a l’avantage d’être une procédure élaborée localement et par le producteur, contrairement au système de certification contrôlé par le consommateur. Cela dit, Maria Espinoza s’est interrogée sur l’efficacité de l’outil en termes de protection des ressources génétiques ou des savoirs et savoir-faire.
Elle a recommandé, dans ce cadre, la création de systèmes sui generis adaptés à ce type de ressource, d’une part, et aux besoins des communautés autochtones et locales, d’autre part.
C’est dans ce sens que travaillent les pays du Pacte andin dont le projet de loi-cadre prévoit la constitution d’un système régional d’accès multilatéral aux ressources génétiques fondé sur la propriété collective. Un négociateur suisse a alors évoqué le cas du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation, basé sur un système multilatéral d’accès aux ressources, et qui pourrait servir de référence à la construction de systèmes sui generis. Dans le domaine des références, Bernard Roussel a rappelé à l’assemblée qu’il n’y avait de peuples ou de communautés qui n’aient élaboré des systèmes de droits au cours de leur histoire. Ces systèmes sont analysés par l’anthropologie juridique et méritent toute l’attention des négociateurs.


De la participation des communautés autochtones et locales

Les représentants de la FOAG, et aussi une représentante berbère de l’association Amazight, ont souligné la nécessité de la participation des communautés autochtones et locales dans les débats internationaux et dans les processus nationaux de décision. En effet, la désertification, l’érosion de la biodiversité, la pauvreté, les changements climatiques sont des problèmes vécus et gérés localement par les communautés, alors que les solutions sont négociées sans qu’elles y participent et qu’elles soient consultées. Helène Ilbert (Solagral) a demandé à Maria Espinoza des explications sur les modalités de participation, consultation et consentement des populations prévues dans la loi-cadre du Pacte andin. Maria Espinoza a expliqué que la participation des communautés est assurée à l’échelle du Pacte, mais que les processus de consultation et de consentement sont soumis aux lois nationales. Suite à cette intervention, le négociateur de la Suisse a précisé que le gros problème des négociations de l’article 8j est qu’elles se déroulent dans un contexte où la question des droits de l’homme n’est pas réglée, et que l’on ne peut donc arriver qu’à des solutions biaisées sans l’efficacité souhaitée en terme de DPI et de participation.

La complexité des négociations à la Concention sur la Diversité Biologique

La complexité des problèmes évoqués a explicité la remarque de Maria Espinoza sur la double conception du temps : l’une liée à la dynamique du marché, l’autre à la dynamique des négociations. Les négociations progressant beaucoup plus lentement que les actes commerciaux, le déséquilibre des échanges et l’inéquité des rapports n’en sont que renforcés. D’autant plus, comme le précise un délégué de la Commission européenne, que l’avancement des négociations sont le fruit de rapports de forces inégaux dans la mesure où il n’existe pas, actuellement, de mouvements sociaux de portée politique suffisamment puissants pour influencer le cours des négociations.
Pour conclure les débats, Jacques Weber a souligné les similitudes entre des situations à priori différentes, celles des communautés agricoles françaises, des communautés amérindiennes et des communautés africaines. Toutes ont, ou ont eu, à conquérir un droit à la parole. Leur « pauvreté » a, ou a été, de ne pas disposer des droits pour maîtriser leur présent et leur futur. Leur problème commun, du moins pour les communautés africaines et amérindiennes, est de trouver les moyens de conserver leur identité sachant que ce sont des petits groupes répartis sur de vastes territoires. Jacques Weber a enfin déclaré que l’important pour les communautés n’est pas tant de s’identifier à un territoire, mais plutôt à la culture dont elles relèvent et dont elles ont hérité.