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PROCESSUS INTERNATIONAUX DERNIERES NOUVELLES DU GROUPE DE TRAVAIL DE L'ONU SUR LE PROJET DE DECLARATION DES DROITS DES PEUPLES AUTOCHTONES Source : Irène Bellier, LAIOS- CNRS, Paris Paru dans Revue Amérindienne du Québec volume XXXIII n° 3 2003 |
Du 13 au 26 septembre 2003, se sont retrouvés à Genève pour une neuvième séance de négociation les membres du groupe de travail intersessions à composition non limitée de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU. Ils ont pour mission d’élaborer le projet de déclaration sur les droits des peuples autochtones (PDDPA) avant de le transmettre pour adoption à la Commission des Droits de l’Homme puis à l’Assemblée générale. L’adoption provisoire des articles, dans un libellé aussi proche que possible du texte original du projet, est l’enjeu fort disputé de cette réunion qui rassemble chaque année des représentants des peuples autochtones et des délégations gouvernementales. Cette année, plus encore que les précédentes, les dix jours réservés à la session de travail étaient cruciaux pour l’ensemble des participants, mais pour des raisons distinctes, car approche à très grands pas la date hautement symbolique de la fin de la décennie des peuples autochtones. Un progrès était attendu dans l’examen des articles relatifs à l’autodétermination (3,31,36) et à la terre, territoires et ressources naturelles (25-30) afin de montrer l’existence d’une volonté politique pour faire aboutir un dossier qui s’enlise depuis neuf ans dans des querelles juridiques. De fait, sur quarante-cinq articles, seulement deux d’entre eux, qui concernent les droits individuels des peuples autochtones, ont été adoptés sans réécriture depuis 1995, date de la première séance de travail.
Si l’on sait que la décennie fut justement décrétée par l’Assemblée Générale de l’ONU à l’issue de la Conférence de Vienne sur les Droits de l’Homme (1993) pour exposer à l’attention du monde les problèmes qu’endurent collectivement les peuples autochtones et leurs membres sur tous les continents, et pour stimuler les Etats à prendre des mesures pour changer la situation de marginalisation dans laquelle se trouvent la plupart des petits peuples du monde, alors la fin de l’année 2004 se présente comme une échéance inéluctable, à moins qu’une seconde décennie ne soit décrétée par l’Assemblée Générale. En effet, le principe d’une déclaration des droits des peuples autochtones résonne dans l’imaginaire comme un instrument de portée équivalente à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948) par la capacité qu’aurait un tel texte de véhiculer les aspirations collectives du droit de vivre des autochtones, en tant que peuple et dans la dignité, ce qui signifie leur permettre de jouir d’une égale considération, de lutter contre toutes les formes de discrimination et de défendre leurs modes d’existence sur leurs propres territoires. En tant que déclaration, il s’agit d’un instrument éminemment politique, que certains considèrent comme faisant déjà partie du droit coutumier international et qui est, de ce fait, déjà soumis à un faisceau croisé d’interprétation devant diverses audiences politiques, législatives et judiciaires, au Canada comme devant l’Organisation des Etats Américains, en l’attente d’un instrument plus contraignant sur le plan juridique, du type « convention internationale ». Si les travaux de ce groupe de travail se concluent positivement, 2005 sera célébré comme la date à laquelle les instruments juridiques de la famille des droits de l’homme ont été complétés d’un volet sur les droits collectifs. S’ils échouent, l’année 2004 marquera une nouvelle étape dans la lutte que mènent les peuples autochtones pour la reconnaissance de leurs droits. Dans les deux cas, il nous faut éclairer les enjeux de cette négociation en nous replongeant, à la manière des anthropologues, dans le vécu du groupe de travail pour faire ressortir quelques caractéristiques de la construction politique que nous observons. Le lecteur peut en effet se demander pourquoi la neuvième session serait plus importante que la dixième session qui devrait normalement marquer le terme des travaux du groupe, en coïncidant avec la fin de la décennie. Mais on s’interrogera surtout sur les raisons pour lesquelles se trouve encore aujourd’hui bloqué le texte d’une déclaration qui, non seulement a été rédigée par des experts indépendants de l’ONU, membres d’un autre « groupe de travail sur les populations indigènes », mais qui a déjà été adoptée le 26 août 1994 par la Sous commission chargée de la promotion et la protection des Droits de l’Homme.
Le contexte ethnographique de la neuvième session
Le groupe de travail est un organe subsidiaire de la Commission des droits de l’Homme. Comme pour tout groupe de l’ONU à périodicité limitée, les travaux sur le projet de déclaration (PDDPA) s’inscrivent dans une dimension historique. Il y eut huit sessions avant celle-ci, qui se sont généralement déroulées dans les locaux de l’ONU à Genève, salle XVIII, également réservée aux travaux estivaux du groupe de travail sur les Populations Autochtones. Sauf la huitième qui, s’étant tenue dans l’imposante salle de l’Assemblée générale, avait vu les participants se séparer fin 2002 sur un double constat quelque peu amer. Le premier, très partagé, concernait la situation de blocage dans laquelle se trouvait le texte avec, d’un côté, un front autochtone se refusant à tout changement dans le libellé des articles, et de l’autre un certain nombre de pays (parmi les plus puissants) se refusant, d’une part, à étendre aux peuples autochtones en tant qu’entité collective, les droits dont jouissent sur le plan individuel les peuples non autochtones et, d’autre part, à considérer pleinement les moyens de restaurer en droit la relation existant entre un peuple et son territoire, à laquelle les peuples autochtones sont attachés selon un principe de filiation (la terre-mère). Le second, plus contesté, concernait la nécessité de changer de stratégie pour sortir de ce blocage, avec d’un côté l’amorce d’un mouvement par la Norvège, Etat dit « ami » (des autochtones), visant à reformuler un ensemble d’articles relatifs à l’autodétermination afin de gagner le soutien d’un groupe plus consistant de pays et, de l’autre, une ébauche de texte par l’Australie, soutenue explicitement par la France et la Nouvelle Zélande et le groupe CANZUS, pour refondre les droits fonciers dans une nouvelle acception, éliminant les expressions controversées, diminuant les droits des autochtones et accentuant les obligations des Etats (Indigenous World 2002-2003 : 421-424). Dans l’espoir de forger un consensus, la tactique des premiers avait été expliquée aux représentants autochtones pour les impliquer dans la démarche, sans cependant pouvoir leur garantir que les concessions qui pourraient être acceptées de part et d’autre ne remettent en cause, in fine, tout l’édifice déclaratif auquel les peuples autochtones se sont attachés. Les seconds, en revanche, introduisirent un texte, empreint des normes nationales et sans consultation préalable, ce qui obligea les organisations indigènes à rappeler aux Etats en séance, l’existence des dispositions internationales élaborées par le Comité des Droits de l’homme des NU ou l’OIT quant à la reconnaissance de droits fonciers sans référer aux droits des tiers, ou par la Convention pour l’élimination des discriminations raciales ou la Cour Inter Américaine de Justice sur le droit des peuples autochtones à jouir de leur territoire, ressources naturelles et environnement, pointant en l’occurrence, dans ce dernier cas, une injonction faite au Nicaragua de le respecter.
Au centre de la négociation qui, à grands traits, rassemble les représentants des Etats et des peuples sans Etats, se trouvent non pas ces éléments objectifs que sont le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou les droits des peuples autochtones sur la terre, les territoires et les ressources naturelles, mais la confiance que des représentants politiques peuvent avoir dans un système qui les a jusqu’à présent exclus. La notion de système désigne ici plutôt les différents systèmes politiques nationaux qui constituent autant de cadres normatifs, véhiculés et respectés par les représentants des Etats, lesquels devraient s’ouvrir pour rendre possible l’exercice d’un nouveau droit des peuples qui concerne des populations qui ont été refoulées historiquement par les sociétés dominantes et qui ont la conscience de former une entité distincte sur les plans linguistique, culturel, politique, économique et social. Sur la scène onusienne distincte des scènes nationales, il est indispensable que s’établisse une forme de confiance mutuelle pour que la déclaration puisse être adoptée par consensus, puisque telle est la forme de la décision que le groupe a retenue dès sa création. Or d’un côté comme de l’autre, les a priori sont nombreux et l’espace ne nous permet ici d’expliciter les arrières plans historiques qui hantent la relation Etats / nations autochtones dans les différents continents. On constate aujourd’hui que les représentants des peuples autochtones se méfient des Etats qui cherchent par tous les moyens politiques, juridiques et sémantiques à réduire l’universalité de la déclaration pour contenir son application dans un cadre juridique national. Pour leur part, les représentants d’un certain nombre d’Etats craignent que les droits acquis par les autochtones sur le plan international ne remettent en cause la souveraineté et l’intégrité territoriales et ne soient utilisés par d’autres groupes à des fins compromettant les équilibres politiques, juridiques et constitutionnels. Entre 2002 et 2003, peuvent être observées un certain nombre de changements que l’on présentera sans présumer de leurs suites, après avoir introduit brièvement les acteurs de cette scène politique pour éclairer les tableaux qui à l’arrière plan d’une représentation donnent un sens aux déclarations et prises de position.
Les membres du groupe de travail
Les acteurs qui se divisent de facto en deux groupes d’égale importance sur le plan formel et d’inégal pouvoir au fond, se disposent face à la tribune dans une salle en hémicycle, située au rez-de-chaussée du bâtiment genevois, à proximité du bar des délégués, dit aussi « le serpent ». Aux premiers rangs, et par ordre alphabétique, siègent les représentants des Etats membres dont certains figurent à la Commission des Droits de l’Homme. Plusieurs Etats, notamment africains et asiatiques, brillent par leur absence, certains envoient une maigre délégation, fonction de la taille de leur mission diplomatique auprès de l’ONU, d’autres comme les Etats Unis, la France ou l’Australie envoient deux personnes, membres de la mission à Genève ou venues de la capitale, mais souvent renouvelées, d’autres encore tels le Canada ou la Norvège sont représentés par un personnel nombreux et expérimenté, enfin certaines délégations d’Etats comptent quelques autochtones, comme par exemple en 2003, Equateur, Groenland, Guatemala et Mexique. Les rangs suivants sont occupés par les organisations internationales et les Etats observateurs qui ne prennent pas la parole, mais disposent d’une pancarte les identifiant. A l’arrière, prennent place les représentants d’une centaine d’organisations des Peuples Autochtones et des Droits de l’Homme qui sont dotées du statut consultatif auprès du Conseil Economique et Social ou autrement agréées. Ils installent devant eux leur propre pancarte s’ils désirent s’identifier. Cela est notamment utile pour signaler une demande de prise de parole au Président, élu par acclamation en début de séance, qui siège à la tribune accompagné des membres du secrétariat général du groupe issu des services du Haut Commissariat aux Droits de l’Homme. Entre la première séance du Groupe de travail en novembre 1995 et la dernière, en septembre 2003, on constate que le nombre des gouvernements représentés a fortement diminué, passant de 61 à 43, tandis que le nombre des organisations autochtones et non gouvernementales croissait, de 64 à 78, avec une participation exceptionnelle de ces dernières en 1998, avec 123 organisations, pour un nombre total de participants oscillant selon les années de 300 à 400 personnes. La participation des organisations autochtones est facilitée par le soutien d’organisations internationales d’appui (telle IWGIA et DoCip) et par la mobilisation d’un Fonds Volontaire des Nations Unies alimenté par des versements exceptionnels d’Etats.
La présidence du groupe est assurée par un diplomate péruvien depuis le début des travaux du groupe, la même personne étant en fonction depuis l’an 2000. Cette continuité est semble-t-il nécessaire pour mener à bien l’exercice typiquement diplomatique des négociations qui, dans le cas de ce groupe en particulier, vise à rapprocher le point de vue des parties pour obtenir un consensus. Par consensus, le président désigne l’expression d’un accord sur le libellé d’un ou des articles qu’il soumet à discussion, qu’elle soit de type positif, les délégations des Etats et représentants des peuples autochtones explicitant leur assentiment, ou de type non négatif, les uns et les autres s’abstenant de prendre la parole pour marquer leur désaccord. Dès que s’exprime un désaccord sur le texte original du projet de déclaration ou bien sur une nouvelle rédaction le président, selon ses propres termes, considère qu’il ne dispose pas du consensus nécessaire à l’adoption de l’article. Cela a été le résultat de toutes les séances de négociation, à l’exception de la quatrième qui eut lieu en 1997 lorsque le président fit adopter par consensus, et en première lecture, l’article 43 « Tous les droits et libertés reconnus dans la présente déclaration sont garantis de la même façon à tous les autochtones, hommes et femmes » et l’article 5 « Tout autochtone a droit, à titre individuel, à une nationalité » (cf. E/CN.4/1998/106, p. 9).
Les spécificités du groupe
Deux caractéristiques doivent être signalées qui marquent la culture de ce groupe de travail et la permanence des problèmes à résoudre. La première correspond à l’exigence du consensus qui implique au premier chef les Etats, détenteurs classiques de la décision à l’ONU sur le principe « un Etat une voix », mais également les représentants autochtones qui participent pleinement aux travaux de ce groupe et contribuent de ce fait à le légitimer. Cette volonté de participer au consensus a été scellée par une pratique propre aux organisations autochtones visant à forger en assemblée générale (dite « caucus » en anglais ou franglais et « conclave » en espagnol) un consensus interne, à partir des délibérations engageant les représentants de peuples vivant dans les différentes régions du monde, qui fixent leur position commune lors de caucus régionaux : caucus africain, caucus asiatique, caucus Amérique du Nord, caucus Amérique Centrale et Sud, caucus Europe et Grand Nord, caucus Pacifique. Ces pratiques délibératives - qui peuvent aboutir à une déclaration commune du caucus, signée ou non des organisations selon le cas - ont longtemps été calées sur une position de non changement radical du texte du projet. Cette position s’est assouplie à partir de 2002, pour tenir compte d’une part du blocage exprimé par les Etats les plus puissants sur des points cruciaux –de ce fait sources de dissensus-, d’autre part des ouvertures faites par les Etats nordiques pour déplacer l’axe de fabrication du consensus, et enfin de la situation de négociation des différentes organisations autochtones vis à vis de leurs Etats.
La marque du consensus est généralement exprimée en séance par une figure de style rhétorique du type « ma délégation / mon organisation est d’accord avec le libellé de l’article tel qu’il a été rédigé par la sous commission, mais je puis, dans le souci de contribuer au consensus, accepter telle modification introduite par tel Etat». Ce n’est que très récemment que certaines organisations autochtones se sont mises à proposer elles-aussi des amendements et que l’on a pu voir des Etats les accepter. Dans certains cas, les représentants autochtones étant liés par une position de négociation définie préalablement et devant consulter leur organisation avant d’accepter tout changement en engageant une signature, le rapprochement peut être opéré par l’absence de déclaration contraire. En séance, la plupart des représentants autochtones prennent la parole pour défendre la rédaction actuelle en mobilisant un argument juridique, politique ou moral. Depuis deux sessions, certains d’entre eux prennent position par rapport aux changements introduits par les Etats, moins pour les contester que pour montrer une nouvelle flexibilité et la volonté de faire aboutir le processus. En face, les Etats s’abstiennent de prendre la parole, soutiennent explicitement le projet initial, ou bien s’efforcent de négocier le libellé des articles, en fonction d’un cadre national d’interprétation. Le silence qu’observent les délégations gouvernementales rompues aux finesses de la diplomatie peut être compris de plusieurs façons. Il peut être le signe d’un désintérêt ou d’une absence d’instruction, servir à ne pas enrayer la fabrication d’un consensus, marquer un accord sur le fond, ou bien être utilisé tactiquement pour rompre un consensus en cours à un moment jugé plus opportun. C’est pourquoi il est utile de consigner sur un plan diachronique les déclarations émises par les délégations, pour pouvoir évaluer d’une manière plus fine que dans le rapport du Président qui est approuvé par les parties en fin de session, les mouvements caractéristiques de la négociation. Ce groupe a donc une histoire, que les représentants autochtones connaissent ainsi que les délégations des Etats qui envoient toujours les mêmes individus mais que perdent les représentants des gouvernements qui renouvellent leur personnel fréquemment. Ceux-ci semblent alors « découvrir » la réalité assez particulière que recouvre le principe d’élaboration des droits collectifs des peuples autochtones, ce qui les conduit parfois à des déclarations décalées par rapport aux attentes du groupe, étant en effet attendu que le groupe progresse dans la voie du rapprochement plutôt qu’il ne revienne sur les acquis des négociations antérieures.
La seconde caractéristique de ce groupe est la présence d’une ligne de fracture durable sur la conception même des droits qu’il a pour mission de promouvoir. Sous cet angle s’opposent les Etats favorables à la conception individuelle des droits de l’homme qui constituent le cadre référentiel sur le plan international, et les organisations autochtones qui entendent promouvoir la définition de droits collectifs pour répondre à un besoin spécifique de protection. Il s’agit dans leur esprit non pas d’étendre aux peuples autochtones le droit applicable à tout être humain, y compris le droit des peuples à l’autodétermination, qui de ce fait les concerne sans qu’il soit besoin d’un nouvel instrument juridique, mais de concevoir un outil propre à remédier aux situations de discrimination politique et sociale, de marginalisation économique et d’extinction culturelle dont ils souffrent collectivement.
C’est autour de ce clivage entre droits individuels et droits collectifs que se nouent la plupart des oppositions exprimées d’un côté par les Etats au sujet du texte original de la sous-commission – qu’ils considèrent de manière péjorative comme « pourri » ou « truffé de mines »-, de l’autre par les représentants autochtones au sujet des amendements introduits par les Etats. Hormis les deux articles adoptés sans changement en 1997, tous les articles sont l’objet d’aménagements formels dont les conséquences au fond ne doivent pas être négligées. Telle, par exemple, la volonté d’introduire l’expression « et individus » dans tous les articles commençant par « les peuples autochtones ont le droit de… », posture qui vise à contourner le problème lancinant de la seule dénomination de « peuples », revendiquée par les organisations autochtones qui réfutent le concept de « populations » substitué par les Etats. La dénomination « peuple autochtone » pose problème aux Etats qui voudraient une stricte définition de cette entité d’une part et à ceux qui considèrent qu’il n’existe qu’un seul peuple « national » d’autre part. Elle a fait l’objet de manifestations mémorables pour une bataille en anglais sur « people » ou « peoples », que les Etats Unis ou la France continuent d’entretenir en subordonnant leur accord provisoire sur quelques articles à des clauses de réserve sur ce point. On observe toutefois un assouplissement de la part de ces délégations et l’expression, non seulement n’est plus systématiquement contestée en séance, mais son usage dans le contexte de la déclaration est validé par son utilisation dans d’autres instruments juridiques tels que la Convention sur la Diversité Biologique, par exemple, réalité juridique évolutive que les représentants autochtones se chargent de rappeler aux délégations gouvernementales qui souffrent d’amnésie. Plusieurs Etats, comme la France, sont pour une utilisation différentiée du terme « peuple » en fonction de la portée et de l’objectif visés dans les articles. Potentiellement ouverts à cette distinction, les représentants autochtones craignent toujours que lors d’une ultime négociation, l’expression même de « peuple » soit intégralement effacée pour ne laisser que la mention « individu autochtone », vidant de ce fait la déclaration des droits des peuples autochtones de sa signification.
Le projet de déclaration et son interprétation
Le projet de déclaration, adopté le 26 août 1994 par la sous commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités (résolution 1995/45), comprend un préambule riche de dix-neuf paragraphes et quarante-cinq articles répartis en neuf sections. La première porte sur les principes généraux des droits, la seconde sur les droits à l’existence en tant que peuple distinct, la troisième sur les droits culturels, spirituels et religieux, la quatrième sur les droits à l’éducation, à l’information et au travail, la cinquième sur les droits politiques et au développement, la sixième sur les droits à la terre, au territoire et aux ressources naturelles, la septième sur le droit à l’autodétermination, la huitième sur les obligations des Etats et la justice, la neuvième enfin concerne la portée de la déclaration. Au fil des ans, le processus de discussion s’est affiné pour en venir au libellé même des articles. La première année fut consacrée à l’examen général du document, partie par partie, les principales objections étant déjà formulées par les Etats sur leurs difficultés de considérer un peuple autochtone comme un peuple au sens international du terme, sur la nécessité de préserver l’intégrité territoriale des Etats, sur la peur que les droits collectifs empiètent sur les droits individuels, et très fortement sur la remise en question de la souveraineté territoriale des Etats. Dans chacun des articles, des mots et expressions paraissent devoir être clarifiés tels que par exemple le concept de « nation » pour un peuple autochtone, l’utilisation des expressions « ethnocide ou génocide culturel » ou le concept d’ « environnement total », comme sont demandées des précisions sur l’applicabilité des dispositions visant à interdire le transfert des populations et l’enlèvement des enfants à leurs familles ou communautés, à généraliser l’éducation en langue autochtone ou à restituer l’usage des sites sacrés. Aucune partie et a fortiori aucun article n’ont, au fil des séances suivantes, été considérés par les Etats comme admissibles en l’état et l’on ne peut ici rappeler toutes les réserves émises au cours des années.
Un certain nombre de délégations gouvernementales soulèvent systématiquement les problèmes que leur pose l’interprétation qu’ils font des articles, y compris sur le plan financier ou quant aux droits des tiers. Ils introduisent dans la négociation des éléments tirés des législations et cadres normatifs nationaux, auxquels les représentants des organisations autochtones, notamment ceux qui sont rompus à la connaissance du droit international ou qui ont une pratique juridique au niveau national, s’attachent à répondre de deux façons. Ils le font en séance en argumentant sur la base des textes faisant référence en droit international : entre autres, la déclaration universelle des droits de l’homme, les conventions 169 de l’OIT, ou sur l’élimination de toute les formes de discrimination raciale, ou sur la diversité biologique, ainsi que les deux pactes relatifs aux droits civils et politiques, économiques et sociaux, etc.. Ils le font également dans les couloirs, lors de rencontres très informelles avec les représentants des Etats, pour s’efforcer d’éclairer la portée d’articles qui, bien souvent, sont litigieux dans l’esprit des négociateurs parce qu’ils ne connaissent pas la réalité autochtone et qu’ils voient celle-ci par rapport aux principes généraux d’un droit abstrait du citoyen. A moment donné, il s’avère nécessaire de démontrer cas par cas, que le droit des peuples autochtones à disposer d’eux-mêmes n’est pas nécessairement synonyme de sécession, que les groupes représentés ici disposent déjà de formes de gouvernement et d’autorités qui leur sont propres, ou encore que les systèmes d’éducation bilingues ne mettent pas en péril les structures de l’éducation nationale.
Certains Etats sont connus pour leurs positions restrictives, formulées sur la base d’instructions très strictes et coordonnées entre les différents forums onusiens, visant à limiter toute emprise de la sphère internationale sur le domaine national. Ainsi les Etats Unis promeuvent-ils une vue qui limite la portée universelle des droits à définir, par exemple en substituant le concept de « internal self determination » à celui d’autodétermination, imposant alors de réfléchir à l’impact de la distinction entre autodétermination interne et externe quant au respect de l’intégrité territoriale des Etats d’une part, et au droit fondamental des peuples à disposer d’eux-mêmes d’autre part. Le problème majeur que pose l’introduction de ces concepts nationaux quant à la définition des droits et des obligations, est qu’ils ne peuvent prétendre à une visée universelle et que leur réfutation entraîne le groupe dans des discussions qui entravent la progression des travaux.
C’est pourquoi, la tactique suivie depuis des années par les autochtones, relayés en ce point par le Président du groupe, est d’inciter les Etats à proposer, et seulement si c’est nécessaire, une rédaction nouvelle qui soit la plus proche du texte original tout en l’améliorant. Cette ligne oblige les Etats qui proposent des amendements à les justifier sur le fond et elle contribue à isoler les Etats qui manifestent discursivement et linguistiquement leur opposition aux principes contenus initialement dans la déclaration. Cela peut sembler clair mais le jeu des prises de position est subtil dans une négociation, et les Etats qui soutiennent le principe d’une adoption de la déclaration sans changement, ce qui est par exemple le cas du Guatemala qui s’est beaucoup manifesté en ce sens en 2003, peuvent être aussi isolés par les Etats plus puissants qui n’entendent pas se voir dicter une conduite sur la scène internationale. On assiste donc à un jeu assez complexe, évolutif dans le temps, consistant à construire des alliances et à isoler des « récalcitrants / obstructive » pour faire avancer le consensus. Cela concerne les Etats au premier plan, car ce sont eux qui in fine auront le dernier mot à la Commission des Droits de l’Homme, mais aussi les autochtones. Ainsi peut-on distinguer dans l’ensemble des organisations autochtones des représentants dont les prises de position ne sont pas nécessairement suivies par les autres, soit qu’elles ouvrent des perspectives dont se défient certains, soit qu’elles n’aient pas été préalablement discutées dans les caucus quotidiens, et des représentants qui s’efforcent d’élargir leurs soutiens pour telle interprétation d’un amendement ou correction qu’ils souhaitent introduire à une proposition gouvernementale.
Les prises de parole
Cette année, quarante trois Etats étaient représentés ainsi que soixante dix huit organisations autochtones, originaires de toutes les régions du monde : Asie, Afrique, Amérique du Nord, du Centre et du Sud, Arctique, Asie, Europe, Pacifique. Durant la session, vingt neuf Etats ont pris la parole de manière inégale , ainsi que la plupart des organisations indigènes. Les voix sud américaines (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Costa Rica, Equateur, Guatemala, Mexique, Pérou, Venezuela) se sont combinées dans le sens de la défense d’un texte original, avec peu de changements, invitant les autres Etats à prendre la mesure des transformations constitutionnelles qu’un certain nombre d’entre eux ont réalisées pour changer les termes de la relation entre l’Etat, la société dominante et les peuples autochtones. En anglais, dialoguaient sur un même ton les Etats Unis, le Royaume Uni, le Canada et l’Australie avec le souci de réduire la portée des articles examinés à partir d’interprétations fondées sur des situations concrètes mettant en jeu l’équilibre des lois et des transactions nationales réalisées avec les peuples autochtones, exposant, plus largement, une conception durable de l’impossibilité pratique à organiser l’égalité de droits. Sur une autre ligne mélodique, se faisait entendre la Nouvelle Zélande qui semble s’être engagée dans un processus de « redressement » des situations autochtones au regard des emprises de la société nationale. Ces Etats qui se distinguent par un fort taux de participation dissèquent les termes des articles, énumèrent dans certains cas les possibles applications, et dans d’autres cas retirent les spécifications, discutant la contrainte véhiculée par un verbe, un substantif ou un adjectif, afin de sérier les droits pour les ramener le plus possible vers une interprétation des droits individuels. Se dégage de ces interventions l’impression de se retrouver face à une vaste entreprise de détricotage, processus dans lequel la mémoire est progressivement oblitérée – le rapport du président ne pouvant consigner les émotions qui s’attachent aux échanges verbaux, ni en rappeler le détail -, ce qui ne contribue pas à éclaircir l’avenir dont les peuples autochtones entendent se doter en militant pour l’adoption d’une déclaration universelle de leurs droits. De leurs côtés, les Etats justifient leurs interventions soit par une volonté d’améliorer le texte, soit par une obligation d’introduire les changements requis pour que la déclaration puisse être « signée ». Ce qui stricto sensu n’est pas requis par une déclaration mais signale une volonté de ne pas élaborer un texte qui resterait « au placard ».
Les techniques de discussion usitées mobilisent des arguments relatifs à la situation prévalant dans les différents pays, ce qui conduit les plus puissants à projeter leur organisation politique et juridique sur le monde entier et, à moment donné, crée des situations de coalescence mettant en évidence des alliances et des oppositions entre des groupes d’Etats. Ces groupes, du fait de l’historicité de leurs positions communes ou voisines, ont reçu un nom : CANZUS pour Canada, Australie, Nouvelle Zélande, Etats Unis, GRULAC pour les pays Latino Américains et Caraïbes, Nordiques pour Norvège, Danemark, Finlande, Suède. Ces trois blocs occupent chacun un pôle de la négociation, en campant sur des positions identifiables qui sont généralement formulées par l’un des membres du groupe, susceptible d’entraîner l’adhésion des autres. Bien entendu, les Etats étant souverains, on observe des variations dans les soutiens, en fonction notamment des majorités politiques des gouvernements au pouvoir. Ainsi le groupe de travail a-t-il connu une délégation australienne plus progressiste qu’aujourd’hui, tandis que la Nouvelle Zélande semble plus respectueuse du souci d’améliorer ses relations avec les Maori sur un territoire partagé. De même, le Guatemala est-il ces dernières années bien plus en faveur des peuples autochtones qu’au début des années 90 lorsque Rigoberta Menchu dénonçait le génocide de son peuple.
Les mouvements des Etats
Le jeu des trois blocs semble fixé par rapport aux autochtones qui sont en quelque sorte les acteurs et les arbitres, ce qui perturbe les Etats dont les représentants sont plus habitués à négocier de manière moins transparente et en petit comité. Rappelons-nous que les autochtones sont, sur la scène onusienne, membres à part entière d’un groupe de travail en compagnie non pas d’experts indépendants mais de représentants des Etats dont ils proviennent ou qui appartiennent à la même région du monde qu’eux. Symétriquement, les Etats sont face à des organisations autochtones qu’ils ne connaissent pas toujours –mais certaines sont de véritables piliers et leurs représentants sont identifiables par tous –, qui représentent une tout autre réalité que celle de l’Etat en soi. Les autochtones ici agissent en tant qu’acteurs, mais aussi comme des arbitres puisque leurs prises de position obligent aussi les Etats à infléchir leur cadres interprétatifs et déclaratifs.
Il y a donc, selon des désignations usitées par le groupe de travail sur un mode informel, un bloc des Etats « récalcitrants », un bloc des Etats « supporteurs du projet » et un bloc des Etats « amis », désignations qui globalement recouvrent une aire anglo-saxonne, une aire latino américaine et une aire scandinave. Pour illustrer le propos, dans la première catégorie figurent les Etats Unis en compagnie de quelques autres. Ils contestent la reconnaissance des peuples autochtones en tant que tels (que l’on procède par désignation ou par auto identification) et ils suggèrent de remplacer la notion de droit par celle de libertés ; i.e. « les populations autochtones sont libres de maintenir et développer leurs spécificités et identités distinctes …et « les individus autochtones sont libres de s’identifier comme autochtones » au lieu de (article 8) « Les peuples autochtones ont le droit, à titre collectif et individuel, de conserver et développer leurs spécificités et identités distinctes y compris le droit de revendiquer leur qualité d’autochtones et d’être reconnus en tant que tels ». Ces propos furent suivis par le Royaume Uni qui prit la peine de préciser « que dans nos pays on parle plus de liberté que de droits ». Il fallut que le Président rappelle aux parties que « un mandat ayant été donné au groupe pour élaborer une déclaration des droits, il était naturel de parler de droits plus que de liberté ». Mais cet accent sur « la liberté » sera maintenu tout au long de la négociation, position qui se reflète dans un autre blocage existant sur la réalité ou la conditionnalité du droit. Ainsi les Etats Unis, inégalement suivis par CANZUS et quelques Européens, souhaitent systématiquement remplacer la forme verbale « shall » par « should » , perspective qu’ils rapprochent de la finalité du document : « exprime-t-il un vœu ou bien propose-t-il des normes ? » Cette question subtile s’appuie sur la différence de régimes de contrainte entre une déclaration (aspirationnelle) et une convention (normative).
Si des alliances se forment entre blocs, différents pays marquant leur assentiment pour ajouter « et individu », pour changer « shall » en « should », parler de normes « concertées » ou « applicables », d’autres prennent des positions contraires, ce qui est le cas quasi général des Etats latino-américains qui défendent la déclaration telle qu’elle est et souhaitent plutôt en renforcer la portée, si changement il doit y avoir. Mais les délégations n’investissent pas également tous les thèmes, se distribuant les rôles à l’intérieur des blocs, notamment dans les rangs des pays « récalcitrants ». On distingue donc des zones ou des moments d’intervention privilégiées. Ainsi par exemple si l’Australie s’est montrée cette année plus préoccupée d’intégrité territoriale, la Finlande est plus montée au créneau pour renforcer le droit international protégeant les enfants du travail forcé, tandis que la Nouvelle Zélande se souciait d’un règlement des modalités d’accès aux sites religieux et culturels, pour tenir compte du fait que nombre d’entre eux se situent sur des propriétés privées (article 13), parlant à propos de l’article 21 ou 27 de « redressement » pour élargir (diluer ?) la portée d’un texte prévoyant une « indemnisation ».
Les principaux points de difficulté résident dans deux groupes d’articles relatifs d’une part à l’autodétermination, d’autre part aux terres, territoires et ressources naturelles. Sur le premier point, une délégation comme la Norvège (relayée par le Danemark), s’est efforcée, comme elle dit, « de combler le fossé existant entre deux points de vue pour se placer non du côté de ‘ceux qui posent des problèmes’ mais de ‘ ceux qui cherchent des solutions’. C’est devenu cette année la position d’un Etat comme la France qui, après s’être distinguée par une attitude en retrait, en contestant même le concept de « peuple autochtone », s’est prêtée à un exercice de rigueur juridique pour concilier sa vision du monde et celle de ses légistes avec l’objectif qu’est l’invention de droits collectifs et amener d’autres Etats à une position de compromis qu’il lui a fallu expliquer aux organisations autochtones. Le mouvement a été remarqué, la France quittant le pôle CANZUS –ainsi que la perçoivent les autochtones à partir des distinctions qu’elle établit entre « peuple et individu », « droits et objectifs de protection », « traités et accords », pour participer à un jeu européen au rassemblement duquel elle a contribué, afin de forger avec les pays scandinaves un front susceptible de rapprocher les parties anglo-saxonnes dans un sens non défavorable aux peuples autochtones.
On a assisté cette année à un redéploiement des alliances en fin de session, dans un jeu concernant essentiellement les pays occidentaux si l’on en juge par les positions exprimées par GRULAC qui défend le texte original en argumentant des progrès réalisés dans leur pays, par la Chine qui soutient les droits collectifs sans se prononcer sur la situation des peuples autochtones prévalant chez elle, ou par l’Afrique du Sud, seul Etat africain représentant le continent noir, qui s’inquiète de voir mis en pièces ces pans très importants du projet de déclaration que sont l’autonomie politique et le contrôle de la terre et des ressources naturelles. Le clivage est apparu particulièrement net lors de la suspension des négociations officielles pour quarante huit heures de consultations informelles, à la suite d’une situation de blocage induite par une nouvelle rédaction d’articles proposée par le Canada, les USA et l’Australie, concernant les droits fonciers. Le texte de dernière heure, proposé dans un format très différent du style original du projet, réduisait si considérablement la portée de la déclaration, qu’il compromit par sa radicalité la chance d’atteindre l’objectif fixé par le groupe de travail : à savoir l’adoption provisoire d’articles que le bon niveau de discussion de la première semaine permettait d’augurer.
Alors que les trois blocs de pays se lançaient dans des consultations entre eux et avec le président, afin d’explorer les moyens de revenir sur le blocage, ce dernier devait finir par déclarer que le groupe d’articles litigieux (25, 26, 27, 28 ) serait l’objet d’une nouvelle rédaction. Elle sera faite par le président sur la base des propositions d’amendements qu’il recevrait par toutes les parties, durant la période intersessions. Il s’agit là d’un changement majeur dans la culture du groupe de travail, avec d’une part la possibilité (crainte pour les autochtones) de voir une nouvelle rédaction servir de base à la négociation en lieu et place du projet adopté par la sous commission, et enfin la transformation du rôle du président qui, pour la première fois, se voit reconnaître le droit de forger une partie du texte pour servir la discussion. Cette évolution permettra peut être au groupe de surmonter le blocage sur les articles relatifs aux droits à la terre, territoire et ressources, qui semble plus irréductible que celui sur l’autodétermination pour lesquels un rapprochement s’est opéré. Mais la question, en fin de session dernière, était de savoir quels progrès pourrait mettre en avant le Président pour voir renouvelé le mandat de son groupe. Et pour l’ensemble des parties prenantes, il était indispensable de montrer qu’un accord se dégageait autour de la dizaine d’articles qui avait fait l’objet de discussions constructives dans la série examinée cette année : soit, par ordre d’examen, 8, 45, 1, 2, 15, 16, 18, 13, 14, paragraphes 15 et 14 du préambule, 3, 31, 33, 19, 20, 21, 23, 36, 25, 26, 27, 28.
Pour s’efforcer d’avancer vers l’adoption, le président a poursuivi les consultations informelles. Une curieuse atmosphère s’est dégagée de ces séances qui se déroulaient à huis clos, ou en petits groupes au vu et au su de tout le monde, dans la salle et alentour, sans le respect des règles régissant les séances informelles et formelles. Deux jours durant, se retrouvèrent les membres du groupe de travail, dans une configuration sans rapport avec un quelconque exercice précédent. Le président circulait des uns vers les autres pour expliquer ce qui se passait, ou recevait dans son bureau. Des libellés provisoires allaient et venaient entre les Etats et les autochtones, chaque organisation de cette partie de la salle cherchant à s’informer sur les développements en cours dans l’autre partie. Alors que les Etats travaillaient à un consensus sur un nombre indéfini d’articles, les autochtones se demandaient en permanence de quoi il retournait, quels étaient leurs appuis et quelle serait leur capacité de réaction à la proposition.
Le groupe des pays nordiques et européens ainsi que le GRULAC se sont efforcés d’une part d’associer certains autochtones à la rédaction des nouveaux libellés, en s’appuyant sur une relation plus étroite entre le Conseil Sami et la Norvège, d’autre part d’expliquer l’état des négociations en cours. Les premiers s’efforcèrent de promouvoir le sens d’une solution de compromis qui recueillait l’adhésion d’une trentaine d’Etats (UE élargie, Norvège, CANZUS, Fédération de Russie). Les seconds, représentés par le Guatemala, eurent à cœur de révéler comment les « pays puissants » s’efforçaient de rendre les « plus petits » responsables de l’échec de adoption éventuelle de 5 ou 6 articles. Dans les deux cas, les représentants autochtones, réunis en caucus, écoutèrent les arguments, demandèrent des précisions, avant de convoquer le président pour qu’il s’explique sur la conduite qu’il entendait tenir pour les deux dernières heures de discussion prévues dans cette période de sessions. Comment allait-il procéder à l’adoption éventuelle et provisoire d’articles dans le temps imparti, sachant que selon une autre tradition établie dans ce groupe il restait à adopter le rapport en séance formelle ?
Comme dans toute scène dramatique, le dénouement final fut à la fois révélateur des progrès et des antagonismes construits dans les actes précédents et saisissant de brièveté. La Norvège introduisit la proposition de six articles (14, 16, 18, 33, 44, 45), assorties de trois clauses de réserve (portant sur l’extension de la portée de l’article aux individus, sur la contrainte temporelle shall / should et sur l’usage de « peuple ») pour laquelle une trentaine d’Etats se rangeaient à ses côtés, dont l’Union européenne qui, pour la première fois, se manifestait comme entité collective. Elle fut soutenue par cinq organisations autochtones, tandis que tous les Etats latino américains, Guatemala en tête, suivis par l’Afrique du Sud, l’Egypte, la Chine, et sept organisations indigènes prirent la parole contre. En quarante cinq minutes, l’effort de concertation de deux jours ne se traduisit pas par l’adoption d’articles mais bien par la mise en évidence d’un double processus : des rapprochement sont possibles entre les Etats « récalcitrants » et « amis » pour reprendre la terminologie usitée par les autochtones ; les organisations autochtones sont divisées et une partie d’entres elles est susceptible d’endosser des changements rédactionnels. C’est là une transformation majeure des conditions prévalant jusqu’alors dans cette négociation que le Président entend montrer comme un progrès réalisé afin que la Commission des Droits de l’Homme prolonge le mandat du groupe de travail.
Conclusion,
Cet article s’est efforcé de présenter de manière synthétique le dernier état d’une négociation fondamentale en cours sur les droits des peuples autochtones. En raison du format imparti, il ne rend pas justice à la subtilité des interventions faites par les Etats ni à la manière dont les représentations autochtones défendent un document dont elles connaissent parfaitement la portée et qu’elles jugent comme établissant les normes minimales de protection dont ont besoin leurs peuples s’ils veulent survivre aux conditions créées par la mondialisation économique et financière et la « libre implantation » des multinationales sur leurs territoires.
Du point de vue de l’anthropologie politique, une analyse des discours, des figures de rhétorique et des formes d’interaction entre les parties prenantes de ce groupe de travail s’impose, pour qualifier plus exactement les dynamiques politiques qui se dessinent sur la scène de l’ONU, à propos du règlement juridique des rapports entre les parties. Si la déclaration vise à définir des droits collectifs, acquérant de ce fait une portée hautement symbolique tant aux yeux des peuples autochtones qu’à ceux des Etats qui sont très réticents à ces évolutions, à l’exception de ceux qui sont entrés dans une conception pluraliste de leurs constitutions en Amérique Latine, elle n’en reste pas moins un instrument non contraignant dont l’application dépendra à l’avenir de la mise au point d’une convention.
Rien n’est encore acquis sur ce point, mais il est indéniable que les préoccupations pour l’avenir des peuples autochtones sont plus fortes dans les organisations internationales, y compris à la Banque Mondiale ou à l’OMPI, et dans les Tribunaux d’un certain nombre d’Etats, comme le Canada. Cela reflète la mobilisation des peuples autochtones pour une cause qu’ils savent perdue s’ils ne se manifestent pas en tant qu’acteurs. Ce point a été entendu par la communauté internationale lorsqu’elle a accepté la création d’une Instance Permanente sur les Questions Autochtones qui reflète le dernier état de la construction d’une communauté politique autochtone transnationale. Mais la mobilisation des peuples autochtones se joue autant sur la scène nationale que dans les différents groupes de travail et agences de la famille onusienne où sans relâche leurs représentants, pourtant dotés de faibles moyens si on les compare aux délégations des grands Etats, introduisent des éléments de réflexion pour que leurs situations distinctes soient prises en considération. C’est là un acquis définitif du groupe de travail sur les Populations indigènes et du Groupe de travail sur le Projet de Déclaration des Droits des Peuples Autochtones.
Références bibliographiques
IWGIA(2003), Indigenous World, Copenhagen : IWGIA
Nations Unies, Conseil Economique et Social, document de travail : Questions se rapportant aux populations autochtones, E/CN.4/1998/106.
Sources
Observation des travaux
Documents officiels du Groupe de travail
Documents mis en circulation par les membres du Groupe de travail.
Ainsi une délégation est intervenue une seule fois à la dernière heure de la session, Egypte, tandis que Nouvelle Zélande et Guatemala ont eu un taux record de participation avec plus de trente cinq interventions. Ont beaucoup participé et par ordre décroissant : Norvège (28), Canada (25), Etats Unis (24), France (18), Australie (15), Royaume Uni et Mexique (16), Finlande (13), Brésil (12), Suisse (10), Chili (9), Suède (8), Chine et Danemark (7), Equateur et Fédération de Russie (5), Argentine, Afrique du Sud (4), Bolivie, Venezuela (3), Costa Rica, Pérou et UE (2) Allemagne, Espagne, Japon (1). Ces comptages ayant été réalisés sur la base des notes prises en séance du 15 au 26 septembre doivent être pris comme des indications du degré de participation, non comme des statistiques. Ils pourraient être complétés par un comptage similaire des interventions autochtones.
La rédaction en anglais sert de référence, ce qui induit certains problèmes lorsque les négociations sont menées dans les cinq autres langues de l’ONU (Arabe, Chinois, Espagnol, Français et Russe) sur la base de rédactions provisoires et de traductions non autorisées et non révisées sur le plan technique.