Paul Keating a dit que la récompense de la vie publique, c’est le progrès.
Pour quelqu’un qui est né étranger à la citoyenneté nationale, dans une famille humble d’un peuple marginal luttant contre l’étau de la pauvreté et de la discrimination, cela n’est aujourd’hui certainement plus le cas.
Cela, grâce à l’égalité des opportunités/chances offertes par le programme Whitlam.
Elevé à côté du tas de bois de la démocratie nationale, tenu par aucune allégeance partisane, je parle de l’héritage de cet aîné sans agenda politique.
Au contraire, tout l’honneur pour moi aujourd’hui, au nom de plus de personnes que je ne pourrais jamais savoir, est de pouvoir exprimer mon immense gratitude envers le service public rendu par cet aîné.
Un jour, je l’ai accueilli pour visiter mon village et nous avons discuté de l’histoire de la mission et de ma jeunesse sous le gouvernement de son ennemi intime, Joh Bjelke-Petersen, premier ministre du Queensland.
Mon foyer était une réserve aborigène établie par une succession de lois du Queensland dont la plus ancienne remonte à 1897.
Ces lois étaient notoirement discriminatoires et l’appareil bureaucratique contrôlant les réserves veillait sur les moindres détails de la vie de ceux dont il avait la charge.
Le superintendant détenait de vastes pouvoirs et une bureaucratie à la fois froide et capricieuse présida ce système durant de trop longues années du 20ème siècle.
En juin 1975, le gouvernement Whitlam fit adopter le Aboriginal and Torres Strait Islanders Queensland Discriminatory Laws Act. Cette loi mettait à profit le pouvoir conféré au Parlement fédéral par le referendum de 1967, rendant enfin illégale la discrimination qu’avaient vécu mon père et son père depuis que mon grand-père avait été envoyé à la mission dans sa jeunesse, discrimination que j’ai vécu pendant les 10 premières années de ma vie.
Les pouvoirs régulant le droit de résidence dans les réserves sans permis, le pouvoir des gérants de réserves d’entrer dans les espaces privés sans le consentement des habitants, sans représentation juridique ni capacité d’appel à la justice, le pouvoir des gérants de réserve d’ordonner aux personnes de travailler de manière arbitraire, ainsi que les termes et conditions d’emploi, tout cela devait dorénavant cesser ; il fallait désormais traiter les Aborigènes du Queensland sur un pied d’égalité avec les autres Australiens.
Nous sommes enfin délivrés de ces discriminations qui ont humilié et dégradé notre peuple.
Le Racial Discrimination Act de 1975 fut le compagnon de cette loi ; il allait former une architecture de droits humains pour les autochtones comparable au Civil Rights Act de 1965 aux Etats-Unis.
Ce fut dans le Queensland de Bjelke-Petersen que son importance fut démontrée.
En 1976, John Koowarta, un homme Wik d’Aurukun, sur la péninsule du Cap York, voulut acheter le bail pastoral d’Archer Bend à son propriétaire blanc. Le gouvernement du Queensland refusa la vente. La décision de la Haute Cour dans l’affaire Koowarta versus Bjelke-Petersen, confirma que le Racial Discrimination Act était un exercice valide du pouvoir sur les affaires extérieures de l’institution fédérale. Toutefois, le gouvernement du Queensland, par méchanceté, convertit le bail d’Archer Bend en parc national. Le vieil homme Koowarta mourut brisé, le vainqueur d’une décision de la Haute Cour qui fit date mais la victime d’une discrimination épouvantable.
Le Racial Discrimnation Act fut de nouveau crucial lorsque qu’un groupe d’Insulaires de Murray emmenés par Eddie Mabo revendiqua un titre de propriété dans la common law sur leurs foyers traditionnels dans les îles du détroit de Torres.
En 1985, Bjelke-Petersen essaya d’enterrer la procédure engagée par les Insulaires de Murray en adoptant une loi rétroactive abolissant tout titre traditionnel. Il n’y eut aucune réaction politique ou médiatique contre la loi de Bjelke-Petersen ; aucune condamnation publique de la manœuvre de l’Etat ; aucune forme de réparation dans les forums démocratiques ou les procédures de l’Etat ou de la nation.
Sans le Racial Discrimination Act, cela aurait été la fin de l’histoire. Les droits à la terre auraient été finis, il n’y aurait pas eu de décision Mabo en 1992 ni de Native Title Act en 1993 sous le premier ministre Keating.
Sans cet aîné, les droits humains et les droits à la terre de notre peuple n’auraient jamais vu le jour.
La décision Mabo n’aurait pas eu lieu et, sans le programme Whitlam, son importance dans l’histoire de l’Australie aurait été perdue. Seuls ceux qui ont connu la discrimination connaissent vraiment le mal qu’elle fait.
Seuls ceux qui n’ont jamais été victime de préjugés peuvent dénigrer l’importance du Racial Discrimination Act.
Cet aîné était l’une de ces rares personnes qui, sans connu la discrimination, comprennent l’importance d’une protection contre sa malveillance.
Aujourd’hui, nous nous souvenons de la reprise de possession de Wave Hill par les Gurindji, lorsque le premier ministre déclara:
« Vincent Lingiari, je vous remets solennellement ces titres en tant que preuves, dans la loi australienne, que ces terres appartiennent au peuple Gurindji et je place dans vos mains un morceau de cette terre comme un signe de sa restitution, à vous et vos enfants, pour toujours ».
Cet aîné fut à l’initiative de la Commission Royale Woodward qui amena le premier ministre Fraser à proclamer l’Aboriginal Land Rights Act pour le Territoire du Nord, une législation qui verrait plus de la moitié du territoire restituée à ses propriétaires traditionnels.
Bien entendu, le rappel de l’héritage du gouvernement Whitlam a été, ces quarante dernières années, un processus partisan et tendu.
L’évaluation de ces trois années particulièrement chargées et de leurs conséquences est partagée entre la nostalgie et la fierté à toute épreuve des croyants et l’opinion tout aussi véhémente selon laquelle les années Whitlam représentent le nadir du gouvernement national en Australie. Permettez-moi de proposer une perspective sur ce point.
Le gouvernement Whitlam est un cas d’école d’une réforme coupant court aux enjeux bureaucratiques.
En moins de trois ans, un ensemble de réformes spectaculaire a décollé de son programme politique pour intégrer la législation, la machine administrative et les politiques publiques.
Le pays en fut changé à jamais. L’Australie moderne cosmopolite émergea enfin, tel un papillon en technicolor sortant d’une longue période de chrysalide.
38 ans plus tard, nous sommes comme les rebelles juifs de John Cleese, Eric Idle et Michael Palin, tempêtant contre le régime despotique des Romains, se demandant avec colère « ce que les Romains ont jamais fait pour nous ? » A part Medibank (1) et le Trade Practices Act, qui a mis un terme aux protections tarifaires, et le divorce par consentement dans le Family Law Act, l’Australia Council(2) , la Cour fédérale, l’Ordre d’Australie (3) , l’aide juridictionnelle fédérale, le Racial Discrimination Act, le financement scolaire à partir des besoins, la reconnaissance de la Chine, l’abolition de la conscription, la Commission de réforme des lois, l’assistance financière aux étudiants, la Commission sur le patrimoine, les règles d’immigration non-discriminatoire, les cliniques communautaires, les droits à la terre aborigènes, le congé maternité pour les fonctionnaires, l’abaissement de l’âge du vote à 18 ans et des circonscriptions électorales plus justes ainsi qu’une représentation des territoires au Sénat ; à part cela, qu’est-ce que les Romains ont jamais fait pour nous ?
Et le premier ministre, avec sa contenance de Romain classique – un homme qui aurait été aussi naturellement vêtu dans une toge que dans un costume de safari – se tient de manière impérieuse, les yeux pétillant et ce sourire laissant deviner une pointe d’autodérision jouant sur ses lèvres, rendant ses adversaires furieux et réjouissant ses partisans.
Nous n’avons pas besoin de nostalgie ni de désirer ce qui aurait pu être.
Les réussites de cet aîné sont présentes dans les institutions que nous prenons aujourd’hui pour une évidence ; elles n’ont pas joué un second rôle dans le progrès de l’Australie moderne.
Nous n’avons pas besoin de regretter que ces trois années aient été trop courtes. Fallait-il plus de temps ? L’étendue et la profondeur des réformes établies dans cette courte et tumultueuse période sons sans précédent, et ne seront probablement jamais répétées.
L’attitude désinvolte à l’égard de la bureaucratie par opposition aux enjeux de réforme ne sera sans doute pas reproduite par des gouvernements dont les priorités sont de se maintenir au pouvoir plutôt que de réformer.
Le programme Whitlam, tel qu’il apparait dans son projet pour les élections de 1972, visait trois objectifs : promouvoir l’égalité, impliquer les citoyens australiens dans les processus de prise de décision et libérer les talents, élargir les horizons du peuple australien.
Ce programme demeure aussi rafraichissant que lorsqu’il a été pour la première fois conçu. Il pourrait difficilement être mieux articulé aujourd’hui.
Qui dirait que la vitalité de notre démocratie n’est pas une mission en propre de notre gouvernement et qu’elle ne devrait pas être renouvelée et revigorée ?
Qui dirait que la libération des talents et l’élargissement des horizons des Australiens n’est pas un encouragement méritoire pour notre exécutif national ?
Il reste à évoquer l’idée de promotion de l’égalité. Mes opportunités au sein de cette nation furent le résultat du programme Whitlam. Mes grands-parents et mes parents ne pourraient jamais avoir imaginé quelles portes s’ouvriraient pour moi quand elles restèrent fermées pour eux.
Je partage cette prise de conscience avec des millions de mes concitoyens australiens dont les expériences témoignent d’une manière ou d’une autre du pouvoir incroyable de la distribution des opportunités.
Je ne sais pas pourquoi quelqu’un issu de la classe moyenne supérieure comme cet aîné a pu porter une si brûlante conviction que les barrières de classe et de race de l’Australie de sa jeunesse et de sa maturation devaient être défaites et remplacées par le principe inconditionnel d’égalité.
Je peux difficilement désigner un leader politique australien blanc de son époque et des générations suivantes dont on pourrait dire sans l’ombre d’un doute qu’il n’abritait pas le moindre préjugé racial, ethnique ou de genre dans son organisme.
Il s’agissait de quelque chose de plus qu’un certain libéralisme urbain déguisant des sentiments équivoques et des échecs privés ; c’était une modernité qui était si avant-gardiste qu’elle paraît anachronique.
Des gens comme moi, qui n’auraient eu aucune chance si nous n’avions pu compter que sur les moyens de leur famille, ne pourraient pas être plus endettés que nous le sommes envers la prévoyance et la vision morale d’une opportunité universelle de cet aîné.
Seuls ceux nés dépourvus de tout connaissent vraiment le pouvoir de l’opportunité. Seuls ceux qui sont accoutumés à ses consolations peuvent déprécier une vie publique dédiée à son approfondissement et son renouvellement. Cet ancien n’a jamais voulu créer des opportunités pour lui-même mais il était fermement convaincu de leur importance pour les autres. Car il incombe à la bonne société, par son gouvernement, d’assurer à tous l’égalité des chances et des opportunités.
C’est là que les convictions politiques du premier ministre Whitlam ont été si pertinentes pour permettre à des millions d’Australiens de s’élever.
Nous saluons cet aîné pour son grand amour et son dévouement à son pays et au peuple australien.
Tant qu’il respirait encore, il fut véritablement le plus grand aîné blanc et l’ami sans pareil des Australiens originels.
Noel Pearson est un avocat aborigène, un militant pour les droits à la terre et le fondateur de l’Institut du Cap York.
1 Equivalent de la sécurité sociale.
2 Organisme de financement des arts et de la culture.NdT
3 Equivalent de la légion d’honneur. NdT
Source : Noel Pearson remembers Gough Whitlam ABC News (Australia)
Traduction par Martin Préaud Membre du réseau des experts du GITPA pour l’Australie
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